30 novembre 2005

Impertinence

HODIE

Ruralité chérie...


Suravertissement au lecteur

Depuis l'achevement de mon livre, Lecteur, j'ai entendu que nos consciencieux poëtes ont trouvé mauvais de quoi je parle (comme ils disent) mon Vandomois, écrivant ores charlit, ores nuaus, ores ullent, et plusieurs autres mots que confesse veritablement sentir mon terroi. Mais d'autant qu'ils n'ont point de raisons suffisantes, je ne daigneroi gaster l'encre pour leur faire entendre leur peu de verité. T'avertissant seulement de ne suivre l'erreur de telle grasse ignorence, mais fortifié de la raison qui me favorise, ne te laisse piper par leurs songes et vaines bourdes. Car tant s'en faut que je refuze les vocables Picards, Angevins, Tourangeaus, Mansseaux, lors qu'ils expriment un mot qui defaut en notre François, que si j'avoi parlé le naif dialecte de Vandomois, je ne m'estimerai bani pour cela d'éloquence des Muses, imitateur de tous les poëtes grecs, qui ont ordinairement écrit en leurs livres le propre langage de leurs nations, mais pas sur tous Theocrit qui se vante n'avoir jamais une Muse étrangere en son pais.
Quand à ce mot charlit qu'ils reprennent tant, si l'on veut bien pres regarder l'etymologie, tu le trouveras meilleur que chalit, et plus antique François, comme sentant encore le vieil age auquel nos premiers devanciers erroient ça et la, portant leurs lis sur des chars, comme les Scythes, et ceux qui habitent une partie de l'Afrique ; encores aujourd'hui voit on en la plus grande part des maisons champestres les lis estre faits à roue, pour estre plus glissans, et faciles à manier. Non que tel etymologie me plaise, ou qu'il soit necesite d'i avoir egard, ni en cestui-ci, ni aus autres : seulement j'ai bien voulu reboucher un peu les dens de ces abboieurs par telle derivation, affin qu'une autrefois ils ne soient si pronts à les afiler contre celui qui ne les pourroit ouir gronder, sans les pelisser par raisons plus fortes, que celles qu'ils auroient mises en avant pour me rechigner ou me mordre. Au surplus lecteur, je te veil bien avertir de ce verbe je va, tu vas, il vat, en lieu de dire je voi, tu vas, lequel j'ai forgé au patron de je ba, tu bas, il bat, car en lieu que l'un estoit irregulier, tu en auras un autre mieus forgé, et plus François qui est la seule touche sur laquelle tu dois examiner tes vocables sans les faire monstrueus ; et mal ordonnez, comme jadis estoit ce mot hymne que j'ai refondu dedans la propre forge Françoise, le finissant par nostre propre terminaison inne, rimant hinne sur divine, benine, dinne, outant le g superflu ; et si tu me dis qu'il estoit François au paravent, je te répon que c'estoit un monstre, et géant, pour n'avoir une seule terminaizon semblable à la sienne, se finisant en mne, et si tu en treuves quelque autre, lors j'avouerai ta raison, ce pendant je ferai servir la mienne, qu'avecq' le tens tu appreuveras, d'autant que c'est une regle generalle d'approprier sur la terminaizon françoise tous les mots tirés ds Italiens, Latins, et des Grecs, pour l'ornement et perfection de nostre langue.

(Pierre de Ronsard, Les Odes)

29 novembre 2005

Le front dans la buée

HODIE

baiser papillon


Devant la glace

où croît l'herbe
terre noire
qu'une armure
montre nue

je réponds
au miroir
des mollesses
du coeur

défiguré
je laisse
un espace
dans mes yeux

ma tempe sonne
dans l'air noir
comme une arme
d'enfance

(Henri Pichette, Dents de lait, Dents de loup)

28 novembre 2005

Intromire

HODIE

Niché dans le reflet du papier peint.


Tout homme porte une chambre en lui. C’est un fait qui peut même se vérifier à l’oreille. Quand un homme marche vite et que l’on écoute attentivement, la nuit peut-être, tout étant silencieux alentour, on entend par exemple le brimbalement d’une glace qui n’est pas bien fixée au mur.

(Franz Kafka, Le Terrier)

27 novembre 2005

Baignade interdite

HODIE

Qu'en est-il du lancer de cailloux et des ronds dans l'eau ?


Les anciens construisirent Valdrade sur les rives d'un lac avec des maisons aux vérandas entassées les unes sur les autres et des rues hautes dont les parapets à balustres dominent l'eau. De sorte qu'en arrivant le voyageur voit deux villes : l'une qui s'élève au-dessus du lac et l'autre, inversée, qui y est reflétée. Il n'existe ou n'arrive rien dans l'une des Valdrade que l'autre Valdrade ne répète, car la ville fut construite de telle manière qu'en tous ses points elle soit réfléchie par son miroir, et la Valdrade qui est en bas dans l'eau contient non seulement toutes les canelures et tous les reliefs des façades qui se dressent au-dessus du lac mais encore l'intérieur des appartements, avec les plafonds et planchers, la perspective des couloirs, les glaces des armoires.
Les habitants de Valdrade savent que tous leurs actes sont à la fois l'acte lui-même et son image spéculaire, laquelle possède la dignité particulière des images, et interdit à leurs consciences de s'abandonner ne serait-ce qu'un instant au hasard ou à l'oubli. Même quand les amants aux corps nus se tournent peau contre peau cherchant comment se mettre pour prendre l'un de l'autre davantage de plaisir, même quand les assassins plantent leur couteau dans les veines noires du cou, et plus le sang grumeleux coule plus ils enfoncent la lame qui glisse entre le tendons, ce n'est pas tellement leur accouplement ou leur meurtre qui importe que l'accouplement ou le meurtre des images limpides et froides dans le miroir.
Le miroir tantôt grandit la valeur des choses, tantôt la nie. Tout ce qui paraît valoir quelque chose au-dessus du miroir ne résiste pas à la réflexion. Les deux villes jumelles ne sont pas égales, puisque rien de ce qui existe ou arrive à Valdrade n'est symétrique : et qu'à tout visage ou geste répondent dans le miroir un geste ou un visage inversé, point par point. Les deux Valdrade vivent l'une pour l'autre, elles se regardent dans les yeux : mais elles ne s'aiment pas.

(Italo Calvino, Les Villes invisibles)

26 novembre 2005

Tommy

HODIE

Exubérante flèche noire

Vingt-deux heures
Dix heures. Les chiens aboient
comme si on entendait
l'envers brutal du silence.
Comme si montait de la terre
une violence de voix
acharnée à mettre en pièces,
le calme à peine conquis
de la nuit. De temps à autre
ils se taisent et c'est, sans fin,
un clignotement muet,
un bourdonnement de bouches,
quelque chose comme des
lèvres entrouvertes, des mots
sans suite qui s'éparpillent
Et puis les cris recommencent.
Ils disent l'heure des dents,
le noir qui s'est mis à luire,
une obscure transaction
de racines et de ténèbres,
l'invisible connivence
de l'étoile et du charbon .

(Jacques Ancet, Vingt-quatre heures, l'été)

25 novembre 2005

L'ongle sur la rose

HODIE

Un apprentissage du rythme et de l'infini.


Lorsqu'il était assis sous la lumière de la lampe à pétrole, parmi les coussins du grand lit, et que la chambre s'emplissait d'une ombre qui le reliait à la grande nuit derrière les vitres - il sentait, sans regarder, que l'espace environnant l'entourait d'une multitude vivante de pulsations, de bruits et de frôlements. Il percevait, sans regarder, toute une conjuration de clins d'oeil en train de s'ourdir parmi les arabesques du papier peint. Elles lui semblaient être tout à coup des oreilles qui écoutaient et des bouches qui souriaient.
Alors il faisait mine de se plonger plus attentivement dans son travail : il comptait, additionnait, recomptait, craignant de trahir cette colère qui montait en lui et essayant de contenir la tentation de se rejeter subitement en arrière, d'attraper à pleines mains une poignées de ces gerbes d'oreilles et de bouches que la nuit avait fait surgir de son sein et qui tiraient sans cesse de nouvelles pousses et de nouveaux plants de son ombilic de ténèbres. Il ne retrouvait son calme qu'à l'heure où, avec la retraite de la nuit, le papier peint s'étiolait, perdait ses feuilles et ses fleurs, laissait apercevoir, à travers ses branches dénudées, l'aurore lointaine.
Alors, parmi le gazouillis d'oiseaux en papier peint, dans l'aube jaune d'hiver, il sombrait pour quelques heures dans un sommeil noir et dense.

(Bruno Schulz, Les Boutiques de cannelle)

24 novembre 2005

Mystère ordinaire

HODIE

Les parfums surannés de l'Orient...


On n'a jamais rien ecrit de plus ridicule que ce qui donne lieu à M*** de me demander s'il est vray que les femmes d'Europe perdent leurs ordinaires aux Indes au bout d'un an, ou deux quelles y sont. Il ne leur arrive nul changement la dessus, ny au bout de deux ans, ny de toute leur vie, on s'en peut asseurer ; et il y a desja assez de femmes en france retournées des Indes pour confirmer cette verité. Ce qui leur arrive en cet autre monde, a ce que m'ont assuré plusieurs personnes biencapables sur ces matieres, c'est que leur inclination amoureuse s'enflamme comme celle des hommes s'eteint au contraire. Il y a des Europeanes qui pour exciter, et rechauffer leurs maris se frottent journellement le ventre de musc, et d'Ambre, et en tiennent toujours un morceau dans le nombril ; secret que les indiennes leur ont appris, et qui est fort en usage dans ces pays chauds, et voluptueux, les femmes des Indes ont leurs ordinaires des l'age de 8 a neuf ans.

(Jean Chardin, Du bon usage du thé et des épices en Asie)

23 novembre 2005

Quintique

HODIE

Un jour la pluie cessa de tomber droit et se mit à descendre des nuages comme si elle avait entrepris d'écrire une longue série de e, chutant d'abord abruptement puis se courbant vers le haut, rebroussant chemin pour dessiner la partie arrière du e, fermant la boucle, dégringolant jusqu'au e suivant, et ainsi de suite de looping en looping, en une longue suite muette d'une seule traite sans lever la plume.


Il y a deux manières de regarder tomber la pluie, chez soi, derrière une vitre. La première est de maintenir son regard fixé sur un point quelconque de l'espace et de voir la succession de pluie à l'endroit choisi ; cette manière, reposante pour l'esprit, ne donne aucune idée de la finalité du mouvement. La deuxième, qui exige de la vue davantage de souplesse, consiste à suivre des yeux la chute d'une seule goutte à la fois, depuis son intrusion dans le champ de vision jusqu'à la dispersion de son eau sur le sol. Ainsi est-il possible de se représenter que le mouvement, aussi fulgurant soit-il en apparence, tend essentiellement vers l'immobilité, et qu'en conséquence, aussi lent peut-il parfois sembler, entraîne continûment les corps vers la mort, qui est immobilité. Olé.

(Jean-Philippe Toussaint, La Salle de bain)

22 novembre 2005

Et les Papoux tant vantés ?

HODIE

Les princes des grenouilles se sont envolés.


Si un des époux vend la table, ce qui paraît être la résolution de ne plus jamais manger, n'est-ce pas épouvantable ? Quel est l'époux qui, rentrant dans son pauvre logement et y apprenant de l'autre que tout est vendu jusqu'à la table, ne s'écriera : Mais c'est épouvantable ? Allons plus loin.
L'époux vente ne devait-elle pas produire l'épouvante ? Les époux furent aussi esclaves et si le maître les époux vante, n'est -ce pas qu'il veut en effectuer la vente et, ainsi, à juste titre, les épouvante ? Nous sommes époux vantés valait : nous sommes vendus, nous sommes épouvantés. On vante sa vente. La savante la première offrit sa vente. Ce sont là des concordances d'ordre inférieur, mais cependant des vérités certaines, des constatations de faits accidentels dans tous les temps.
L'ai poux vente. Voilà un autre langage vulgaire, bas peuple. Une vente de poux produirait et produisit l'épouvante. J'ai poux, vaut : j'ai peur, en Basse Normandie. Les poux font peur...
Ainsi, dans le mot épouvantable, on trouve, entre autres, les mots ai, poux, époux, vend, vante, vente, et aussi table ; n'est-ce pas épouvantable ?

(Jean-Pierre Brisset, La Grande Nouvelle)

21 novembre 2005

Parce que c'était lui, parce que c'était moi

HODIE

C'était au temps de la colle divine.


« Biax sire peres, por Deu qui tout forma,
Que voléz faire ? Nel me celez voz ja.
Ainz mais nus peres tel chose ne pensa.
- Biaus sire fiuls, occire voz voil ja
Et le tien frere qui deléz toi esta,
Car mes compains Amis qui moult m'ama
Dou sanc de voz li siens cors garistra,
Que gietés est dou siecle. »

« Biax tres douz peres, dist l'anfes erramment,
Quand vos compains avra garissement
Se de nos sans a sor soi lavement,
Noz sommez vostre, de votre engenrement,
Faire en poéz del tout a vo talent.
Or nos copéz les chiés isnellement,
Car Dex de gloire noz avra en present,
En paradis en irommez chantant
Et proierommez Jhesu, cui tout apent,
Que dou pechié voz fasse tensement,
Voz et Ami vostre compaingnon gent. »

(Ami et Amile)

20 novembre 2005

Les images de la radio

OLIM

Air chaud et troisième oeil...


Lorsque je longe la Mohlenstrasse, je dois, pour passer de la boutique de Klingbom à celle du grainetier, franchir une certaine distance que je fais en trois pas, ce qui me prend une paire de secondes. Par contre, j'ai remarqué que les gens qui font le même chemin, passent immédiatement de la maison du distillateur à celle du grainetier, sans que leurs silhouettes se projettent sur le renfoncement de l'impasse Sainte-Bérégonne.
Puis en questionnant habilement l'un et l'autre, je suis arrivé à savoir que, pour tous, et sur le plan cadastral de la ville, seul un mur mitoyen sépare la distillerie Klingbom de l'immeuble du marchand de graines.
J'en conclus que, pour le monde entier, moi excepté, cette ruelle existe en dehors du temps et de l'espace.

(Jean Ray, La Ruelle ténébreuse)

19 novembre 2005

Itération

HODIE

Satanée toupie !


Chez moi, les affections n'existent jamais qu'en surface, quoique en toute sincérité. J'ai toujours été acteur, et de première force. Chaque fois que j'ai aimé, j'ai fait semblant, y compris pour moi-même.

(Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité)

18 novembre 2005

Lente supernova

HODIE

...


Déploie l'esprit dans le silence
Sous les nuages purs
Envoie-le pour l'écoute du calme
Longtemps dans la nuit affreuse
Qu'il se purifie et revigore
Que tu te défasses de tes voiles
Et ne sois plus muet et sourd
Quand le dieu s'agite en toi
Quand ton aimé te parle avec mystère

(Stefan George, L'Étoile de l'Alliance)

17 novembre 2005

Pattes de mouches

HODIE

Noir moulin, inutile et provocant.


Mais parmi tous les symptômes des amoureux il ne faut pas négliger celui-ci : aussitôt épris, et quelle que soit leur condition, les voilà qui deviennent rimailleurs, faiseurs de ballades et poètes.

(Robert Burton, Anatomie de la mélancolie)

16 novembre 2005

Soif de suie

HODIE

Dire et créer le monde.


Ouvrez la bouche à mes tambours
et versez-leur à boire
la soif agite encore en eux
ses grandes ailes blanches

Mes trois coeurs coniques
mes trois ventres obsédants
mes trois éléments vitaux

Quand j'étais une douleur sans voix
quand j'étais un nègre sans musique
quand la dernière mesure
et le dernier rythme
étaient chassés de mon corps
ils étaient à mes côtés
et leur eau fraîche monta
plus haute en moi que la haine
des mains blanches qui me frappaient.

Toute ma soif passa dans leur bouche
quand le sel, le piment,
le citron, l’alcool,
la poudre à canon

étaient des mains blanches
qui cherchaient avec rage
les mille plaies de mon âme.

Ô forêt qui a soif
Ô tambours haïtiens
patience, frères,
la rosée est en route !

(René Depestre, Journal d'un animal marin)

15 novembre 2005

Cabotage

HODIE

Sans safran ni godille


Quelle sorte de barque est la langue ? Pour traverser, pour s'en aller, ou simplement pour se tenir en équilibre sur le bleu. Des planches clouées, du bois taillé : il faut un arbre ou plusieurs pour aller sur la mer. Il faut du sol et des racines. Le bonheur de vivre ici-bas, puis à coups de hache la furie d'abattre et de décortiquer. Il faut avoir aimé les souffles de la langue, ses feuillages et ses chants. Puis cisaillé ses branches, détruit ses nids et chassé ses oiseaux...
Telle est la fable de qui s'en va. De qui s'est fabriqué l'esquif de la disparition. Il faut avoir un peu de terre sous les semelles pour marcher sur la mer.

(Jean-Michel Maulpoix, Une Histoire de bleu)

14 novembre 2005

Vive la république !

HODIE

Socrate, marchand de couleurs et d'oculaires...


J'ai descendu dans mon jardin
J'ai descendu dans mon jardin
Pour y cueillir du romarin.

Gentil coqu'licot, Mesdames,
Gentil coqu'licot, nouveau !

Pour y cueillir du romarin
Pour y cueillir du romarin
J' n'en avais pas cueilli trois brins

Qu'un rossignol vint sur ma main

Il me dit trois mots en latin

Que les homm's ne valent rien

Et les garçons encor bien moins !

Des dames, il ne me dit rien

Mais des d'moisell' beaucoup de bien.

Gentil coqu'licot, Mesdames,
Gentil coqu'licot, nouveau !

13 novembre 2005

Sur le toboggan

HODIE

Soyez plus incisifs !


la langue a créé le temps
puis s'en apercevant
elle a créé dieu
pour qu'il mange le temps
maintenant
nous marchons sur ses dents

(Bernard Noël, La Chute des temps)

12 novembre 2005

L'homme aux rouges dents

HODIE

Chèvre gourmande, betterave nocturne et cirage noir.


Celui qui n'a rien dit
Est mort, le coeur muet,
Lorsque la nuit
Sonnait
Ses douze coups
Au coeur des minuits fous.

─ Serrez-le vite en un linceul de paille,
Les poings noués, et qu'il s'en aille.

Celui qui n'a rien dit
M'a pris mon âme et mon esprit.
Il a sculpté mon crâne
En navet creux, dont les chandelles
Sont mes prunelles.

─ Nouez-le donc, nouez le mort,
Rageusement, en son linceul de paille.

Celui qui n'a rien dit
Dormait, sous le rameau bénit,
Avec sa femme, en un grand lit,
Quand j'ai tapé comme une bête
Avec une pierre, contre sa tête.

Derrière le mur de son front
Battait mon cerveau noir,
Matin et soir, je l'entendais
Et le voyais qui m'invoquait
D'un rythme lourd comme un hoquet ;
Il se plaignait de tant souffrir
Et d'être là, hors de moi-même, et d'y pourrir
Comme les loques d' une viande
Pendue au clou, au fond d'un trou.

Celui qui n'a rien dit, même des yeux,
Qu'on lui coupe le coeur en deux,
Et qu'il s' en aille
En son linceul de paille.

Que sa femme qui le réclame
Et hurle après son âme,
Ainsi qu'une chienne, la nuit,
Se taise ou bien s'en aille aussi
Comme servante ou bien vassale.
Moi je veux être
Le maître
D'une cervelle colossale.

─ Nouez le mort en de la paille
Comme un paquet de ronces ;
Et qu'on piétine et qu'on travaille
La terre où il s'enfonce.

Je suis le fou des longues plaines,
Infiniment, que bat le vent
À grands coups d'ailes,
Comme les peines éternelles ;
Le fou qui veut rester debout,
Avec sa tête jusqu'au bout
Des temps futurs, où Jésus-Christ
Viendra juger l'âme et l'esprit,
Comme il est dit.
Ainsi soit-il.

(Émile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées)

11 novembre 2005

Le second peloton

HODIE

Je me souviens de planche à glace et j'ai perdu le compte des "f".



Notre longue marche par un pays pluvieux nous a conduits à ces quelques minutes au bord d'un lac d'argent pâle et lisse. Nous ne parlions plus. Ce silence était si lourd, si calme ; l'instant plus délicat que le paysage là-bas doucement repris par une brume translucide.

(Gustave Roud, Air de solitude)

10 novembre 2005

Excès de masse

HODIE

Négation nictitante.


Il attend un faux pas du soleil
pour le traîner dans son trou
raser ses rayons le manger.

Il peut observer Dieu à travers ses persiennes de pierre
suivre sa marche sur son domaine informe
sans lui faire signe.
Il peut attendre des siècles dans sa cuirasse de terre
sans se lasser.
Demandez son âge à l’aubier
suivez son itinéraire dans l’écorce
pliez-le tel un linge raide
la fêlure du cœur tournée vers l’intérieur.

(Vénus Khoury-Ghata)

09 novembre 2005

Satellite

HODIE

Sabots en fête, rois des cheminées.


Moi, la chèvre, je suis le surplus du troupeau
Et je m'ennuie avec ces gens de tout repos
Qui font tout bonnement tous la même chose.
Je m'ennuie à mourir sur ce chemin morose.
Je n'aime pas – j'en ai le cerveau courbatu –
Marcher en foule ainsi sur un terrain battu ;
Je n'aime pas brouter l'herbe déjà tondue,
Ce petit foin sans goût, sans fleur inattendue...
Rien de nouveau, rien, rien... Tout est toujours pareil,
Pas même, pour changer, de l'ombre et du soleil,
Pas un obstacle au loin sur la campagne glabre
Qu'on devine et qui fait que d'avance on se cabre...

(Marie Noël, Les Chansons et les Heures)

08 novembre 2005

Un grand frère

HODIE

Écho des fraises et des peupliers.


C'est pas tant la peur du tonnerre
Avec son grand zig-zag
C'est pas tant la peur des années
Avec leur grand zodiaque
C'est pas tant la peur de l'enfer
Avec son grand tic-tac
C'est pas tant la peur de l'hiver
Avec son grand colback
C'est pas tant la peur tracassière
Avec son grand bivouac
C'est pas tant la peur de la guerre
Avec son grand mic-mac
C'est pas tant la peur de l'amour
Avec ses grands cornacs,
C'est pas tant la peur du suaire
Avec son grand cloaque :
C'est surtout la peur ordinaire,
C'est surtout la peur de la peur
Avec son bric-à-brac.

(Norge, Poésies 1923-1988)

07 novembre 2005

La presque totale

OLIM

Ni réconfort ni promesse.


Vous souffrirez beaucoup mais il y a pis. Il y a le moment ─ dans un mois, dans trois mois, je ne sais quand ─ où vous commencerez à souffrir par intermittence. Vous connaîtrez les répits, les moments d'oubli animal qui viennent, sans qu'on sache pourquoi, parce qu'il fait beau, parce qu'on a bien dormi ou parce qu'on est un peu malade... Oh ! mon enfant ! comme les reprises du mal sont terribles ! Il s'abat sur vous sans avertir, sans rien ménager... Dans un moment innocent et léger, un suave moment délivré, au milieu d'un geste, d'un éclat de rire, l'idée, le foudroyant souvenir de la perte affreuse tarit votre rire, arrête la main qui portait à vos lèvres la tasse de thé, et vous voilà terrifiée, espérant la mort avec la conviction ingénue qu'on ne peut souffrir autant sans mourir... Mais vous ne mourrez pas !... ─ vous non plus. Les trèves reviendront, irrégulières, imprévisibles, capricieuses... Ce sera... ce sera vraiment terrible...

(Colette, Les Vrilles de la vigne)

06 novembre 2005

Plaquettes

HODIE

Un perpétuel coup de langue.


À s'unir au rien, le rien n'engendre rien.
S'il faut vivre éveillé aux choses vivantes,
Craignons plutôt que le chagrin ne s'apaise
De même que vient à faiblir la mémoire
Cesser de souffrir en cessant de la voir
Nous rejoindre la nuit favorable aux rencontres
Serait comme laisser le coeur s'appauvrir
Par deux fois dévasté et désert.

(Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood)

Chant nocturne

OLIM

Des cendres qui battent sur mon coeur.


Qu'elle était belle ta chanson, Halewyn, dont j'ai retenu l'air, et qu'à mon tour je puis chanter. Et plus belle encore peut-être était ta voix, que je n'entendrai plus qu'au dedans de moi-même. Pour elle j'aurais quitté, sans un regret, les êtres qui me chérissaient et que j'aimais. Pour elle je serais allée sans esprit de retour de la mer changeante et farouche qui m'a vue naître, à ta forêt insidieuse, heureuse de me couler à tes côtés, j'aurais été ton humble écho mélodieux. Cela ne t'a point suffi. Et voilà pourquoi cette nuit ce n'est plus moi qui te suis. A mon tour je t'emporte, tout-puissant d'hier, je t'emmène inerte, ô toi qui prenais tout, sans vouloir rien donner.

(A. De Lauwereyns de Roösendaël, Contes et légendes de Fandre)

04 novembre 2005

Douce fatigue

HODIE

Un os pour chien de chasse bredouille.



CANTIQUE AVANT DE SE COUCHER

La Vie atroce a pris mon coeur dans son étau,
La Vie aigre sonne un tocsin dans mon oreille,
La Vie infâme a mis ses poux dans mon manteau.

Je suis comme un raisin plâtré sous une treille,
Comme un quine égaré par l'affre du Loto.
Comme un Pape très blanc et très doux qui sommeille.

Désespérance morne au seuil du Lys Hymen !
- Nimbé d'Encens impur j'agonise et je fume. -
Ô l'Induration lente du Cyclamen !
Ô les Morsures dans l'Alcôve qui s'allume !
Ô les Ostensoirs dans la Basilique ! Amen !

(Adoré Floupette... Les Déliquescences)

03 novembre 2005

Petit bonheur en creux

HODIE

Une muraille inentamée, une moue discrète, une danse légère.


Les deux jours suivants, je restai terré dans mon bungalow. De temps en temps, je sortais en rasant les murs, j'allais jusqu'au minimarket acheter des pistaches et des bouteilles de Mékong. Je ne pouvais pas envisager de croiser Valérie à nouveau, au buffet du déjeuner ou sur la plage. Il y a des choses qu'on peut faire, et d'autres qui paraissent trop difficiles. Peu à peu, tout devient trop difficile ; c'est à cela que se résume la vie.

(Michel Houellebecq, Plateforme)

02 novembre 2005

Projets d'avenir

HODIE

J'houle !


Je vous construirai une ville avec des loques, moi !
Je vous construirai sans plan et sans ciment
Un édifice que vous ne détruirez pas,
Et qu'une espèce d'évidence écumante
Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez,
Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings.

Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard
Et du son de peau de tambour,
Je vous assoirai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses,
Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison.

Glas ! Glas ! Glas sur vous tous, néant sur les vivants !
Oui, je crois en Dieu ! Certes, il n'en sait rien !
Foi, semelle inusable pour qui n'avance pas.
Oh monde, monde étranglé, ventre froid !
Même pas symbole ; mais néant, je contre, je contre,
Je contre et te gave de chiens crevés.
En tonnes, vous m'entendez, en tonnes, je vous arracherai ce que vous m'avez refusé en grammes.

Le venin du serpent est son fidèle compagnon,
Fidèle et il l'estime à sa juste valeur.
Frères, mes frères damnés, suivez-moi avec confiance.
Les dents du loup ne lâchent pas le loup.
C'est la chair du mouton qui lâche.

Dans le noir nous verrons clair, mes frères.
Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite.
Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ?
Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes !
Comme je vais t'écarteler !

(Henri Michaux, La Nuit remue)

01 novembre 2005

Tour de manège

HODIE

Pourquoi courir si loin ?



Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes.

(Arthur Rimbaud, Les Illuminations)