25 février 2007

Empoté

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Calice noir et rebelle, minable dans son réceptacle vert.


Et à propos de parapluie, Sibylle, tu te rappelles le vieux pépin que nous avons jeté dans un ravin du parc Montsouris par une soirée glaciale de mars ? Nous l'avons jeté là parce que nous l'avions trouvé place de la Concorde, déjà un peu déchiré, et tu t'en étais beaucoup servie, surtout pour l'enfoncer dans les côtes des gens dans l'autobus ou dans le métro, toujours distraite et maladroite, bayant aux corneilles ou à ce petit dessin que faisaient deux mouches au plafond de la voiture, et cet après-midi-là il y eut un orage et tu voulus ouvrir fièrement ton parapluie quand nous sommes entrés dans le parc, alors ta main a déclenché un cataclysme d'éclairs glacés et de nuages noirs, de lambeaux d'étoffes déchirées et de tiges arrachées, et nous riions comme des fous en nous faisant tremper, puis nous avons pensé qu'un parapluie trouvé sur une place devait mourir dignement dans un parc, il ne pouvait entrer dans le cycle ignoble de la poubelle ou du ruisseau ; alors je l'ai refermé de mon mieux, nous l'avons emporté jusqu'en haut du jardin près du petit pont sur le chemin de fer et je l'ai lancé de toutes mes forces au fond du ravin mouillé tandis que tu poussais une imprécation de valkyrie. Et il s'est enfoncé dans le creux du ravin comme un bateau qui succombe à l'eau verte et orageuse, à la mer qui est plus félonesse en été qu'en hiver, à la vague perfide, selon des citations que nous poursuivîmes longuement, tous les deux amoureux de Joinville et du parc, enlacés et pareils à des arbres mouillés ou à des acteurs de cinéma d'un très mauvais film hongrois. Il reposait dans l'herbe, tout petit et noir, comme un insecte écrasé. Et il ne bougeait plus, aucun de ses ressorts de s'étirait plus comme avant. Fichu. Fini. Ô Sibylle ! et nous n'étions pas contents.

(Julio Cortazar, Marelle)
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24 février 2007

Grand Feu

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Je vis un cheval pâle...


Le grand ciel noir était plus pâle que ces jambes,
avec l'obscurité il ne pouvait se fondre.
C'était le soir où près de notre feu
un cheval noir apparut à nos yeux.

Je n'ai pas de souvenir de noir plus sombre.
Plus noires que charbon étaient ses jambes.
Il était noir comme la nuit, comme le vide.
Il était noir de la crinière au fouet.
Mais c'est d'un autre noir, déjà, qu'était
son dos qui ignorait la selle.
Il restait sans bouger. Endormi, semblait-il.
Et la noirceur de ses sabots était terrible.

Il était noir, inaccessible à l'ombre.
Si noir, qu'il ne pouvait être plus sombre.
Aussi noir que l'est la nuit noire à minuit.
Aussi noir que l'est le dedans d'une aiguille.
Aussi noir que sont les futaies les plus hautes.
Comme dans la poitrine l'espace entre les côtes.
Comme le trou sous terre où se cache le grain.
À l'intérieur de nous c'est noir, je le crois bien.

Et pourtant oui, il devenait plus sombre !
Il n'était que minuit à notre montre.
Il était là, sans s'avancer d'un pas.
Sous son ventre régnaient des ténèbres insondables.
Son dos déjà disparaissait.
Plus rien de clair ne restait.
Ses yeux luisaient en blanc, comme une chiquenaude.
Sa prunelle en était plus effrayante encore.

Il était comme un négatif.
Pourquoi avait-il donc, suspendant son pas vif,
décidé de rester parmi nous si longtemps ?
Sans s'éloigner de notre feu de camp ?
Pourquoi respirait-il cet air si noir,
faisant craquer les branches sous son poids ?
Pourquoi ce rayon noir qu'il faisait ruisseler ?

Parmi nous tous, il se cherchait un cavalier.

(Joseph Brodsky)
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23 février 2007

Oreilles de mauvaise foi

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Faut-il une attente avant la surprise ?


Il s'efforçait depuis quelques jours d'être heureux des nuages qu'il amoncelait sur sa toile au-dessus d'un chemin de pierres. Mais qu'est-ce que la beauté quand on sait que l'on va partir ? Demain le bateau va le conduire vers une autre île. Il ne reviendra plus dans celle-ci, il ne reverra plus ce chemin.

Il trembla d'angoisse, soudain, et laissa tomber son pinceau dont un peu de l'ocre sombre, presque du rouge, éclaboussa le bas de la toile. Ah ! quelle joie !

Chateaubriand au bord du Jourdain après le long voyage, que peut-il faire sinon emplir une fiole de l'eau du fleuve ? Il écrit sur une étiquette : eau du Jourdain.

Tache, épiphanie de ce qui n'a pas de forme, pas de sens, tu es le don imprévu que j'emporte jalousement, laissant inachevée la vaine peinture. Tu vas m'illuminer, tu me sauves.

N'es-tu pas de ce lieu et de cet instant un fragment réel, une parcelle de l'or, là où je ne prétendais qu'au reflet qui trahit, au souvenir qui déchire ? J'ai arraché un lambeau à la robe qui a échappé comme un rêve aux doigts crispés de l'enfance.

(Yves Bonnefoy, La Vie errante)
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22 février 2007

Respect

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Ne s'attendre à rien et faire lever la fureur.


Je voulais vivre comme
les fourmis, dans la terre et mangeant
la terre, opaque et sans
futur, et même là je voulais
vivre aussi comme un ange qui passerait
par-dessus tout le poids
du jour, sans hâte, sans désir
et j'étais l'ange
et les fourmis, absurde
et lumineux et noir.

(Claude Esteban)
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21 février 2007

At home

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Bien...


Un matin comme les autres,
l'avoine coupée d'hier,
le verger jonché de prunes.

Le ruisseau ne cesse guère
de s'en aller sous la brume.

Un nuage à l'horizon,
l'agneau que sa mère oublie,
le pic-épeiche et son cri.

La grande herbe se balance
depuis les débuts du monde.

(Jean Grosjean)
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20 février 2007

Quelques larmes

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On peut toujours rêver.


Il est des villes dans lesquelles on ne revient jamais.
Le soleil s'y cogne aux fenêtres comme à des miroirs sans défaut.
Et donc on n'y pénètre pas, pour tout l'or du monde.
Là-bas toujours coule une rivière sous six ponts.
Là-bas sont des lieux où la bouche se collait
à l'autre bouche, et la plume aux feuillets.
Là-bas, arcades, colonnades, monstres de bronze font trembler le regard ;
Là-bas, la foule parle, assiégeant le tramway,
la langue de celui qui est parti.

(Joseph Brodsky)
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18 février 2007

Quinze

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En attente de colle blanche.


C'est une chaise qui a créé le monde : au commencement, il n'y avait que des chaises. Elles s'ennuyaient. Faisons-nous un homme, dit une chaise, un homme qui posera son séant sur notre siège, qui s'appuiera contre nos dossiers, qui nous changera de place, qui nous polira, nous cirera, nous caressera. Cette chaise-là pensa l'homme si fortement que l'homme fut. Et l'homme, enfant de la chaise, vit de plus en plus assis.

(Norge, Les Cerveaux brûlés)
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17 février 2007

Homo faber

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Que tes fils sont forts et tendres...


.. .Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d’humeur goguenarde et grivoise, qui fume sur sa porte, à l’enseigne de la double bière de mars.
.. .L’index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui, dès le matin, soufflette sa servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse.
.. .Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui serait soldat s’il n’était brasseur, et qui serait cheval s’il n’était homme.
.. .Le doigt de l’anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine, qui vend des dentelles aux dames, et ne vend pas ses sourires aux cavaliers.
. ..Et le doigt de l’oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur qui toujours se brimbale à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d’une ogresse.
.. .Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait jamais brodé les parterres de la noble cité de Harlem.

(Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit)
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16 février 2007

Quelques neurones

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Jubilation ?


On ne peut être content de soi que lorsqu'on se rappelle ces instants où, selon un mot japonais, on a perçu le ah ! des choses.

(Cioran, Écartèlement)
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15 février 2007

A

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Un autre cri.


Tu peux bien prendre la mer par les cheveux
et la secouer comme un vieux tapis, endormir
tout une forêt rien qu'en la regardant droit
dans les yeux, attacher

le vent au bout d'une ficelle et le mener
à la baguette, c'est facile, à peine
un jeu d'enfant dans la chambre des mots,
et l'univers dans sa poche n'est plus

qu'une bille de verre, mais effacer
une lettre, une seule, du cri qu'elle a poussé
quand, brûlant ses derniers bateaux,
tu as laissé retomber sur le seuil

sa main blanche, ça non.

(Guy Goffette)
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14 février 2007

Souvenir élastique

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Un mercredi soir...


Baiser au front — c'est effacer l'ennui.
Je baise au front.

Baiser les yeux — c'est tuer l'insomnie.
Je baise les yeux.

Baiser les lèvres — c'est donner à boire.
Je baise les lèvres.

Baiser au front — c'est effacer la mémoire.
Je baise au front.

(Marina Tsvétaïéva, Le Ciel brûle)
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13 février 2007

Bouffées

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Envie de billes et de smilys


[...] quand le vent tomba d'un coup et que le soleil devint au moins deux fois plus grand (plus tiède, veux-je dire, mais en fait, cela revient au même), je m'assis sur le parapet et me sentis terriblement heureux de cette matinée de dimanche. Des mille façons de combattre le néant, une des meilleures est de prendre des photos, activité à laquelle on devrait habituer les enfants de bonne heure, car elle exige de la discipline, une éducation esthétique, la main ferme, le coup d'oeil rapide. Non pour être à l'affût du leurre comme le premier reporter venu et attraper la stupide silhouette qui sort du n° 10 Downing Street mais lorsqu'on se promène avec un appareil photo, on a comme le devoir d'être attentif et de ne pas perdre ce brusque et délicieux ricochet de soleil sur une vieille pierre, ou cette petite fille qui court, tresses au vent, avec une bouteille de lait ou un pain dans les bras. Michel savait que le photographe échange toujours sa manière personnelle de voir le monde contre celle que lui impose insidieusement l'appareil (il passe à présent un grand nuage presque noir) mais cela ne l'inquiétait pas outre mesure, sachant qu'il lui suffisait de sortir sans son Contax pour retrouver ce ton distrait, la vision sans cadrages, la lumière sans diaphragme. En ce moment même (quel mot : en ce moment, quel stupide mensonge) par exemple, je pouvais rester assis sur le parapet, au-dessus du fleuve, à regarder passer les péniches noir et rouge sans avoir envie de les penser photographiquement, me laissant simplement aller dans le laisser-aller des choses, courant immobile avec le temps. Le vent était tombé.

(Julio Cortazar, Les fils de la vierge)
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12 février 2007

Linéaire

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Changer de dimension...




La grammaire, disait Bhartrihari
conduit elle aussi à la béatitude

j'ai coupé les pages et tiens à la main ce livre
l'ouvre, et vois les noirs caractères semblables

aux traces qu'un fou ivre
pourrait laisser sur le sable.

(Kenneth White, Un monde ouvert)
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11 février 2007

Une voix

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Je te téléphone, ce n'est pas normal que je te téléphone.


Devant moi le chemin
En pente douce dans le soir.
Hier encore, épris,
Il disait : « ne m'oublie pas ».
Aujourd'hui il y a le vent,
Et les cris des bergers,
Et des cèdres tourmentés
Près des sources pures.

(Anna Akhmatova, Troupe blanche)
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