29 décembre 2006

Le goût des vitres

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Un peu de poussière sur la langue.


Telles des cases de mots croisés, les fenêtres de l'immeuble d'en face se dessinaient dans la nuit. Elles comportaient de nombreuses lettres. Victor contemplait ces témoignages de vies ordinaires. Il était triste mais le silence le réconfortait, et il fut peu à peu gagné par un grand calme, étrange, presque douloureux, comme avant un orage. Les paumes plaquées sur l'appui froid de la fenêtre et les jambes collées au radiateur chaud, il attendait que cette sensation le quitte, conscient de son aspect éphémère.

(Andreï Kourkov, Le Pingouin)
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28 décembre 2006

Sans rien

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Rien de rien


R.M. — [...] Mais si nous revenions à Psammenitus ?
M. — Ce n'est plus Psammenitus qui nous intéresse...
R.M. — Mais bien plutôt le moraliste qui s'étonne de Psammenitus ; le spectateur, disions-nous...
M. — Qu'avons-nous donc découvert de ce spectateur...
R.M. — ...s'il veut éviter les déceptions, les accidents de la rue, les rendez-vous manqués...
M. — ...tirer le meilleur parti de la roulette...
R.M. — ...et sagement observer Psammenitus ? Sinon qu'il lui faut étayer chaque parole de sa part de silence, chaque décision de sa part d'indécision, chaque raison de sa part de folie. Bref, restituer à chacune de nos pensées cette zone d'ombre et de contradiction...
M. — ...que les philosophes, je suppose, avaient coutume d'appeler l'infini, l'absolu...
R.M. — ...et les psychanalystes (plus timidement) les complexes.
M. — ...à laquelle nous faisons sans doute allusion, lorsque, à la question : « À quoi songez-vous ? » nous répondons vaillamment : « À rien. »
R.M. — Entendez : à rien qui se puisse dire, à rien qui ne perde, sitôt exprimé, sa nature et son sens même.
M. — Et le miroir, s'il réfléchit, c'est qu'il a son tain et sa partie obscure.

(Jean Paulhan, Entretien sur des faits divers)
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27 décembre 2006

Abandonner la droite

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Chausser ses patins et dire zut aux pointillés.


Je suis le plan, je suis
L'étendue, l'ouverture,
Le libre aller-venir.

Mieux que la droite
Ou que la sphère,
Je dis l'espace.

Je suis en fait
L'espace illimité.

Je suis pour tous
Vos possibilités.

Je tiens l'espace égal
À lui-même en tous lieux
Ou différent, marqué, cerné
Selon vos lois, selon vos voeux.

Je ne suis que celui
Qui vous offre l'espace
Et votre point d'appui.

Si vous voulez,
Si vous avez besoin
Pour être d'une assise.

Sinon, voguez !

Je ne demande rien.
Allez à votre gré
Dans le creux du volume
Ou dans son plein.

Je reste, j'attendrai.

(Guillevic, Euclidiennes)
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26 décembre 2006

Il suffit

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de...


Un jour de plus offert :
Jour de volet ouvert
Sur le temps d'après Pâques.
Sur le sang renouvelé
— rosées, pavots, buissons —,
Offrande d'un jour de plus

À la vie invécue.

(François Cheng, À l'orient de tout)
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25 décembre 2006

Divin

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Monstre, fleur ou gargouille



Mais, dit un ange,
puisque, paraît-il, l'homme est
a) formé à l'image de Dieu
b) mortel, périssable, limité, et pour tout dire
Un peu stupide
Et qu'entre ces deux propriétés il y a
incompatibilité
donc l'homme n'existe pas.

(Jean-Paul de Dadelsen, Jonas)
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24 décembre 2006

Sur la commode

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Désordre et poussière


La feuille de papier blanc et le parfum de ta peau
sont assez de matière pour un poème immortel.
La feuille de papier blanc et le parfum de ta peau
sans crier gare se dissipent dans le ciel.

(Pentti Holappa, Les Mots longs)
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23 décembre 2006

Peut-être

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Je voudrais bien voir ça.


Le dragon, mon contemporain, m'a dit que les phrases agissent comme des formules magiques. On les compose vaille que vaille et on les range en pensant qu'elles pourront servir un jour. Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire.

(Eugène Savitzkaya, En vie)
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22 décembre 2006

Bête à manger du foin ?

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Rien d'autre à ruminer


Nos noms nos mots nos herbes
sèchent en un vocabulaire
que lèche un veau qui a bu la prairie
nos airs nos béhémoths nos monts
épais légers ou lourds mais verts
tandis que grisonne l'affiche à la mairie
que toujours embuent les haines des morts
et que le soleil dans les narines du gnomon
insuffle la nature du haut cresson
à travers quoi courent haletants les zèbres
à la parole ailée à la patte d'oseille
depuis toujours par la rousse baptisés
pour figurer là-bas en bas du dictionnaire

nos noms nos mots nos malherbes

(Raymond Queneau, L'Instant fatal)
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21 décembre 2006

Ce n'est pas l'envie qui manque

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Le Bonheur ne comprend-il plus le français ? Pauvre de moi qui craque en poésie comme la poutre maîtresse d'un château en Espagne. — Non pas ! je suis caryatide. Le poète doit porter la parole, et non être supporté par elle. Ce siècle doit voir les mots en bloc, les mots taillés dans le roc. Un athlétisme sain ! la pensée architectonique ! Nos lèvres feront un aveu immense et complet au Soleil. — Je ne suis pas à jeter aux ombres. Les poètes sont les enfants de leurs enfants. Ma fenêtre appelle à rire dans la rue. — Je propulse la parole, je bats le silex des mots. Je serai verbe être, ou j'aurai ma peau. — Il se trouvera toujours quelqu'un pour, m'écoutant, croire à des délires de lyrique. Eh bien, je ne suis pas de la confrérie, qu'on se le dise ! Ma passion : la prise du sujet par les épaules, et hardi ! l'ardeur à le faire tourner. Cela me rappelle la Terre, le cyclone, la valseuse, la toupie. — (Mais j'ai assez le souci de la vérité pour vous dispenser de me croire.)

(Henri Pichette, Apoèmes)
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20 décembre 2006

Rite des derniers temps

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À partager avec les merles



Tout se passe à peu près comme
si l'on reprochait à la pomme
d'être bonne à manger.
Mais il reste d'autres dangers.

Celui de la laisser sur l'arbre,
celui de la sculpter en marbre,
et le dernier, le pire :
de lui en vouloir d'être en cire.

(Rainer Maria Rilke : Vergers)
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19 décembre 2006

Christine

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Un envol...



MORT-VIF
Mort ou vif ? Ni vif ni mort :
Mort-vif ! Chacun sur sa rive
Se conforte à bras-le-corps,
Mais chacun en soi se rive.

Mort et mort et vif et vif,
Si vivement que le mors
Du vif tord la gueule au mort
Et que ce mot se rebiffe.

Tant qu'il mord au sang le vif
L'un revit, l'autre se meurt
Et tous deux restent captifs
D'une immortelle demeure.

(Norge, Les hauts cris)
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18 décembre 2006

Maître

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De qui ? De quoi ?


Il se suspendait à la barre de ses gestes
s'appuyait sur l'épais de sa voix
puis basculait en lui-même

pour s'endormir
il s'allongeait jusqu'aux limites de sa peau

il vivait les paupières couvertes de majuscules
le cadran de son oeil tournait rapide
pour induire en erreur le temps
des nuages errants sonnaient à sa porte
à leur passage les arbres hennissaient

otages de ses mains
ses doigts négocient la libération de leurs ombres
quand ses mots armés de pioches
abattent sa langue
cette cloison qui les sépare

(Vénus Khoury-Ghata)
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17 décembre 2006

Ligne de vie

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Paumes muettes


Deux mains qui ont perdu la trace d'un visage
s'avancent flairant l'ombre à la recherche
d'une forme jadis humaine. Mais le masque
est rempli par l'abîme.
Les mains épouvantées se retirent
et remportent les fleurs.

(Jean Tardieu, Jours pétrifiés)
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16 décembre 2006

Grimaces

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Vade retro, salaud d'agéographe, et gaffe à celles de Saint-Hubert !


Bin bam, bin bam,
Les cloches, les cloches,
Chansons en l'air, pauvres reproches !
Bin bam, bin bam,
Les cloches en Brabant !

Petits et gros, clochers en fête,
De l'hôpital à l'Évêché,
Dans ce bon ciel endimanché,
Se carillonnent, et s'entêtent,
À tue-tête ! à tue-tête !

Bons vitraux, saignez impuissants
Aux allégresses hosannahlles
Des orgues lâchant leurs pédales,
Les tuyaux bouchés par l'encens !
Car il descend ! il descend !

Voici les lentes oriflammes
Où flottent la Vierge et les Saints !
Les cloches, leur battant des mains,
S'étourdissent en jeunes gammes
Hymniclames ! Hymniclames !

Va, Globe aux studieux pourchas,
Où Dieu à peine encor s'épèle!
Bondis, Jérusalem nouvelle,
Vers les nuits grosses de rachats,
Où les lys ! ne filent pas !

Edens mûrs, Unique Bohême !
Nous, les beaux anges effrénés ;
Elles, des Regards incarnés,
Pouvant nous chanter, sans blasphème :
Que je t'aime ! pour moi-même !

Oui, les cloches viennent de loin !
Oui, oui, l'Idéal les fit fondre
Pour rendre les gens hypocondres,
Vêtus de noir, tendant le poing
Vers un Témoin ! Un Témoin !

Ah ! coeur-battant, cogne à tue-tête
Vers ce ciel niais endimanché !
Calme, à jaillir de ton clocher,
Et nous retombe à jamais BÊTE.
Quelle fête ! quelle fête !

Bin bam, bin bam,
Les cloches ! les cloches !
Chansons en l'air, pauvres reproches !
Bin bam, bin bam,
Les cloches en Brabant !

(Jules Laforgue, Les Complaintes)
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15 décembre 2006

TBC

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Comme des fantômes




Ces vagues de glycines
Que j'ai plantées dans mon jardin
Pour en faire un souvenir de vous
Quand j'aurai par trop de nostalgie
Voici qu'elles sont maintenant en fleur.
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(Yamabe no Akahito)
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14 décembre 2006

En avoir ou pas

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Mille éraflures grises.


— Quelle idée avez-vous du succès ?
— Avoir suffisamment triomphé dans la vie pour ne pas dépendre de ce que les autres font de leur téléphone portable.

(Manuel Vasquez Montalban, Le Prix)
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13 décembre 2006

Tensonmètre

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De l'osier blond au tapis vert.


Voix rauque, je te donne
ma réponse

Mais tu ne l’attends pas, cognant
les monts et les clochers
heurtant le ciel de mots
solitaires

Voix rauque, je te donne
ma patience

Quel dialogue nouera les voix
des chants alternés ?

(Marie-Ange Sebasti, Presque une île)
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12 décembre 2006

M13 ?

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Juste quelques naines brunes.


Nuit en moi, nuit au dehors,
Elles risquent leurs étoiles,
Les mêlant sans le savoir.
Et je fais force de rames
Entre ces nuits coutumières,
Puis je m'arrête et retarde.
Comme je me vois de loin !
Je ne suis qu'un frêle point
Qui bat vite et qui respire
Sur l'eau profonde entourante.
La nuit me tâte le corps
Et me dit de bonne prise.
Mais laquelle des deux nuits,
Du dehors ou du dedans ?
L'ombre est une et circulante,
Le ciel, la sang ne font qu'un.
Depuis longtemps disparu,
Je discerne mon sillage
À grande peine étoilé.

(Jules Supervielle, La Fable du monde)
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11 décembre 2006

Sauver sa peau

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Étroit vêtement.


Tout en promenant mon chou, j’ai réfléchi à ce que m’a dit Machut... Je serais maire, le premier magistrat d’Arpajon ! puis conseiller général ! puis député !... Et après ? le portefeuille ! Qui sait ?... (Tristement.) Mais non ! ça ne se peut pas !... Je suis riche, considéré, adoré... et une chose s’oppose à mes projets... la grammaire française !... Je ne sais pas l’orthographe ! Les participes surtout, on ne sait par quel bout les prendre... tantôt ils s’accordent, tantôt ils ne s’accordent pas... quels fichus caractères ! Quand je suis embarrassé, je fais un pâté... mais ce n’est pas de l’orthographe ! Lorsque je parle, ça va très bien, ça ne se voit pas... j’évite les liaisons... À la campagne, c’est prétentieux... et dangereux... je dis: « Je suis allé... » (Il prononce sans lier l’s avec l’a.) Ah ! dame, de mon temps, on ne moisissait pas dans les écoles... j’ai appris à écrire en vingt-six leçons, et à lire... je ne sais pas comment... puis je me suis lancé dans le commerce des bois de charpente... je cube, mais je ne rédige pas... (Regardant autour de lui.) Pas même les discours que je prononce... des discours étonnants !... Arpajon m’écoute la bouche ouverte... comme un imbécile !... On me croit savant... j’ai une réputation... mais grâce à qui ? Grâce à un ange...

(Eugène Labiche, La Grammaire)

10 décembre 2006

À la marge

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Une fin de frémissement.


La plate volupté et le pauvre mystère
Que de n'être pas vu.

Je vous connais, couleur des arbres et des villes,
Entre nous est la transparence de coutume
Entre les regards éclatants.
Elle roule sur pierres
Comme l'eau se dandine.
D'un côté de mon coeur des vierges s'obscurcissent,
De l'autre la main douce est au flanc des collines.
La courbe de peu d'eau provoque cette chute,
Ce mélange de miroirs.
Lumières de précision, je ne cligne pas des yeux,
Je ne bouge pas,
Je parle
Et quand je dors
Ma gorge est une bague à l'enseigne de tulle.

(Paul Eluard, Capitale de la douleur)
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09 décembre 2006

Yaka

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Peut-être une erreur...


— Ça y est, « Tu » a encore fait des siennes...
— Oh, avec « Tu », on peut s'attendre à n'importe quoi...
— En tout cas à une de ces crises de laisser-aller qu'il lui arrive d'avoir de temps à autre...
— Il se débraille, il va jusqu'à se dénuder sans aucune pudeur...
— Vous le voyez maintenant, il a une de ses belles crises... le voilà avec « n'as qu'à »... « Tu n'as qu'à »... Eh bien ce « n'as qu'à » collé à lui le gêne... Alors il n'hésite pas... il se débarrasse de son « u », de son « n »... « T'as qu'à ».
— Vraiment, il faut qu'il n'ait pas honte...
— Honte ? Mais il est enchanté, cette tenue lui convient. Il s'y sent délicieusement à son aise...
— Non, ce n'est pas possible, il ne se rend pas compte... On va lui montrer de quoi il a l'air...
— Vous croyez qu'il va ouvrir ?
— Peut-être bien, il se sent si détendu... Vous voyez, il nous ouvre...
— Il faut en profiter, se dépêcher... ne pas y aller par quatre chemins...
— Écoute, « Tu n'as qu'à »...
— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Oh, « Tu n'as qu'à », ne joue pas les innocents... Qu'as-tu fait de ton « u », de ton « n » ?
— Eh bien oui, ils me gênaient... collés à moi... J'ai voulu me sentir plus à l'aise...
— Plus à l'aise... « u » et « n » te gênaient... voyez-vous ça... Alors tu sais de quoi tu as l'air maintenant ?
— Non, de quoi ?
— Tu as l'air d'un « Taka », tu t'en rends compte ?...
— D'un « Taka », c'est amusant...
— Amusant d'être un « Taka » ? Mais tu ne sens pas combien « Taka » est laid, vulgaire ?
— Non, moi « Taka » ne me choque pas... mais pas du tout... Taka... Taka... Ça a un petit air exotique... Taka... Taka... ce nom, plus je le répète, plus il me plaît...
— Il faut le saisir à bras le corps, le secouer... « Tu n'as qu'à », écoute-nous, au nom du ciel, reviens à toi... « Tu n'as qu'à », regarde ce que tu as fait de toi... Tu n'as plus de « u », plus de « n »...
— À force de te laisser aller... Ah, voilà ce que c'est que d'être « Tu »... Ce n'est pas à « Vous » que ça pourrait arriver...
— Regarde « Vous n'avez qu'à » avec son air si calme, qui s'étale sans hâte, avec dignité...
— Tandis que «Tu »... « Tu »... qui n'as juste que ce «u »... dont il t'est si facile de te débarrasser...
— En le remplaçant par cette « ' », un oripeau... un bout de chiffon qui ajoute encore à ton aspect débraillé... « Tu », il faut dans une situation comme la tienne se surveiller davantage... Ne pas t'acoquiner... laisser « as qu'à » se coller à toi de si près sans rien qui te protège...
— Sans ton « u » ni ton « n »... Crois-nous, tu ne peux pas t'en passer... sans te déclasser.
— Tu sais, il y a des gens — et pas particulièrement délicats — à qui le contact possible de « Taka » donne envie de se reculer... de se protéger... comme s'ils allaient recevoir « un postillon »... ce mot vulgaire ne te choquera pas...
— Il n'y a rien à faire. Malheureusement, ce sont de ces « choses qui arrivent », on ne sait pourquoi, même dans un milieu raffiné tout à coup, des individus prennent plaisir à se déclasser...
— C'est ce que tu fais, « Tu n'as qu'à »...
— C'est navrant...
— Mais il vaut mieux ne pas insister... D'être un « Taka », rien ne peut lui plaire davantage... Vous l'entendez ? « Taka »... « Taka »... et même pour augmenter le plaisir de s'avilir, il fait prendre à « Taka » un air vautré, une allure veule, traînante... « Taa... kaa... »

(Nathalie Sarraute, Ouvrez)
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08 décembre 2006

707 jours

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S'il te plaît, prête-moi une poulie.


Si chaque jour
tombe dans chaque nuit
il existe un puits
où la clarté se trouve enclose

Il faut s'asseoir sur la margelle
du puits de l'ombre
pour y pêcher avec patience
la lumière qui s'y perdit.

(Pablo Neruda, La Mer et les cloches)
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07 décembre 2006

APN

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Et la musique du film.




Dans les rues d'une ville où je n'habite qu'en image,
le brouillard construit la nuit de provisoires passages
qu'empruntent des fantômes avec l'air d'aller ailleurs
porter la buée légère qui vient du secret du coeur.
Pourtant, si maladroit que soit toujours le solitaire,
je m'entête à épier les figures de la lumière.
Si c'était justement parce que la pierre ne tient pas bien,
parce qu'à la porte des bars le vent bondit comme un chien,
parce qu'il s'attaque aux feuilles, aux fenêtres mal fermées,
que j'allais vous croiser enfin, après la force ruinée,
fragilité extrême qui n'avez cessé de me fuir :
si j'allais vous rattraper dans votre manteau de cuir...
Sachant que les plus hauts murs sont alliance de poussière,
que le vacarme des cafés et leurs colonnes de verre
chancellent sitôt touchés par les cornes du matin,
sachant que si je monte aux belvédères suburbains,
la ville ne sera plus qu'un peu de braises fumantes,
je n'accueillerai plus ces figures terrifiantes
et je marcherai encore bien que ce soit déjà l'hiver
et que le fleuve ait emporté les derniers souvenirs d'hier...
J'habiterai moins tremblant ces forteresses de sable,
car je n'ai plus désir que d'une chose insaisissable,
cette parole dite dans un souffle à la bouche qui attend
et cette brume une seule seconde sur l'astre des yeux brûlants...

(Philippe Jaccottet, L'Ignorant)
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06 décembre 2006

Question de survie

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Illusion et mouvement perpétuels.


Tahavi va au vide. Tahavi déteste le vide. C'est horreur de Tahavi que le vide. Mais le vide est venu à Tahavi.
Le Voile Énorme, il ne l'a pas repoussé. Il n'a pas pu repousser le Voile Énorme.
À dix ans, il avait soixante ans. Ses parents lui parurent des enfants. À cinq ans, il se perdait dans la nuit des temps.
... Il s'est oublié dans une fourmi. Il s'est oublié dans une feuille. Il s'est oublié dans l'ensevelissement de l'enfance.
Tahavi n'a pas trouvé son pain. Tahavi ne pas trouvé son père dans les larmes des hommes.
... N'a pas accepté, Tahavi. Ayant reçu, n'a pas gardé. Par la porte, par la fenêtre, Tahavi a rejeté.
Par la volonté, appuyée sur le souffle, par la pensée sans souffle, par ses démons, Tahavi a rejeté.

(Henri Michaux, La Nuit remue)
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05 décembre 2006

Chère Mémée

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Pourquoi là ?






Loin du temps, de l’espace, un homme est égaré,
Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter le décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore :
« Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore »
Et pourquoi ces naseaux hors des trois dimensions ?

Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus,

Si je parle d’espace, un dieu vient le détruire,
Si je parle des ans, c’est pour anéantir,
Si j’entends le silence, un dieu vient y mugir
Et ses cris répétés ne peuvent que me nuire.

Car ces dieux sont démons ; ils rampent dans l’espace
Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore,
Les naseaux écumants, la bave sur la face,
Et les mains en avant pour saisir un décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore
« Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore »
Et pourquoi cette face hors des trois dimensions ?

Si je parle des dieux, c’est qu’ils couvrent la mer
De leur poids infini, de leur vol immortel,
Si je parle des dieux, c’est qu’ils hantent les airs,
Si je parle des dieux, c’est qu’ils sont perpétuels,

Si je parle des dieux, c’est qu’ils vivent sous terre,
Insufflant dans le sol leur haleine vivace,
Si je parle des dieux, c’est qu’ils couvent le fer,
Amassent le charbon, distillent le cinabre.

Sont-ils dieux ou démons ? Ils emplissent le temps,
Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore,
L’émail des yeux brisés, les naseaux écumants,
Et les mains en avant pour saisir un décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore
« Mince comme un cheveu, ample comme une aurore »
Et pourquoi ces deux mains hors des trois dimensions ?

Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte.
À chaque nuit son jour, à chaque mont son val,
À chaque jour sa nuit, à chaque arbre son ombre,
À chaque être son Non, à chaque bien son mal,

Oui, ce sont des reflets, images négatives,
S’agitant à l’instar de l’immobilité,
Jetant dans le néant leur multitude active
Et composant un double à toute vérité.

Mais ni dieu ni démon l’homme s’est égaré,
Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter un décor

— D’ailleurs inexistant. C’est qu’il est égaré ;
Il n’est pas assez mince, il n’est pas assez ample :
Trop de muscles tordus, trop de salive usée.
Le calme reviendra lorsqu’il verra le Temple
De sa forme assurer sa propre éternité.

(Raimond Queneau, Les Ziaux)

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04 décembre 2006

Phasmophilie

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Regard filtrant.


Le voyeur a trente-quatre ou soixante-douze ans, il est vêtu misérablement ou avec recherche, mais, toujours, son attitude provoque la méfiance : il ressemble à un homme égaré en plein midi au milieu de la ville.
Malgré son nom, les divertissements érotiques d'autrui ne l'ont jamais attiré outre mesure : il recherche de plus déroutants spectacles.
Vous l'apercevrez comme frappé de stupeur devant une porte cochère, un arbre, un immeuble en démolition. Planté devant la fenêtre entrouverte d'un rez-de-chaussée, il paraît suivre avec une extrême attention la scène qui se déroule à l'interieur — et, lorsque vous vous approchez, vous constatez que le logement est vide.
Certains affirment qu'il voit, d'où son nom, d'autres qu'il imagine seulement. Il est possible que le Voyeur ait surpris une fois au moins une faille dans les facades qui bouchent les regards, sinon on s'expliquerait mal son obstination (à part sa manie, il se comporte, dans l'existence, en homme sain d'esprit). Il croit à un complot permanent des apparences que, seule, la fatigue trahit parfois. Et c'est ce moment de faiblesse qu'il espionne avec une inlassable patience, trappeur des grandes cités opaques.
Tel se présente le Voyeur souvent pris pour un homme ivre ou un pornographe.

(André Hardellet, Sommeils)
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03 décembre 2006

Noir poussière

Sang à la tête et moutons suspects.


Quand le géant noir
Qui dort parmi les fossiles du fond des mers
Se lève et regarde

Les astres au creux du ciel ont froid
Et viennent se chauffer coude à coude.

Les yeux morts de cent mille morts
Tombent dans les rivières
Et flottent.

(Guillevic, Terraqué)

02 décembre 2006

Chasse gardée

Ça tombe bien...


On n'est pas poète parce qu'il y a eu des poètes avant vous. On écrit de la poésie parce qu'on a besoin de mettre de l'ordre dans le désordre sentimental intérieur, parce qu'on a de l'oreille et qu'on sait du français.

(Léon-Paul Fargue, Lanterne magique)

01 décembre 2006

Question de valeur

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Silence, donc...


Immenses mots dits doucement
Grand soleil les volets fermés
Un grand navire au fil de l'eau
Ses voiles partageant le vent

Bouche bien faite pour cacher
Une autre bouche et le serment
De ne rien dire qu'à deux voix
Du secret qui raye la nuit

Le seul rêve des innocents
Un seul murmure un seul matin
Et les saisons à l'unisson
Colorant de neige et de feu

Une foule enfin réunie.

(Paul Eluard, Le Livre ouvert)
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