30 juillet 2005

Un pays à quatre pattes

HODIE

Un petit coin gris, soigneusement contourné depuis toujours.


On a beau tirer tant qu'on veut sur le tuyau de sa pipe et amener à soi toute la quantité de fumée qu'on veut : faute d'être vue, elle est comme si elle n'existait pas. Ils avaient donc laissé peu à peu leurs pipes s'éteindre et ils les avaient fourrées dans leur poche ; ils avaient été sans pipe, ils faisaient seulement un peu de bruit avec leurs pieds ; puis l'un ou l'autre disait quelque chose, mais quand on ne peut pas les voir, les mots c'est comme la pipe, les mots eux non plus n'ont point de goût. Les hommes ont fini par ne plus rien dire du tout ; c'est ainsi qu'on a mieux entendu le torrent quand il est revenu avec son bruit, il a commencé à venir un peu, puis brusquement, à un contour, il a été là dans toute sa force.

(Charles-Ferdinand Ramuz, La Grande Peur dans la montagne)

29 juillet 2005

Isolement

HODIE

Vert, amer, humide, sucré, brouter.




Tandis que l'on se bat.

Sur le plateau des campanules, mon ombre et moi ─ fantômes noirs ─ nous irons vers le crépuscule. Je veux oublier tout ce soir.

Un calme profond dans un arbre. L'étang rose a la paix du marbre et s'efface. Plus rien. Il reste la claire immensité céleste.

Rose, et le miroir du couchant, unie ainsi que sont les champs, la lune ronde au ciel voyage. Plus un oiseau, pas un nuage.

Vient-il des seuils du paradis, ou de mon rêve au bout du monde, l'aboi frais et que l'air grandit, des chiens qui le soir se répondent ?

Vers quels gouffres de bleu velours mon ombre et moi descendons-nous, cependant qu'un lent trait si doux partage au ciel ce grand faux jour ?

Éternellement, du hameau, la fumée droite et violette s'élève, alors que le plateau sombre en l'éternité muette.

La lune, à présent mi-voilée, de cette vapeur se déleste, elle vole où s'est étoilée la bleue immensité céleste.

Est-il en mon rêve, ce soir, d'aller juger l'humanité ? Il s'ouvre à mon âme, ce soir, la plus immense immensité.

(Paul Fort, Poèmes de France)

28 juillet 2005

Et moi

OLIM

Foi, loi, émoi, envoi, choix, voie, poids.
Par quoi, pourquoi.


26 juillet 2005

Campus tondu

OLIM

Plus d'une heure de ravissement absolu.


Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n'y a pas d'amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux

Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous deux

(Louis Aragon, La Diane française)

25 juillet 2005

Une peccadille

HODIE

Gêne, embarras, déboire, tracas...


Mais d'être inconsolable, et dedans sa mémoire
Enfermer un ennui,
N'est-ce pas se haïr pour acquérir la gloire
De bien aimer autrui ?

(François de Malherbe, Consolation à Monsieur du Périer)

24 juillet 2005

Blog

HODIE

Rien de nouveau sous le soleil...


Je ne veux point fouiller au sein de la nature,
Je ne veux point chercher l'esprit de l'univers,
Je ne veux point sonder les abîmes couverts,
Ni dessiner du ciel la belle architecture.

Je ne peins mes tableaux de si riche peinture,
Et si hauts arguments ne recherche à mes vers ;
Mais suivant de ce lieu les accidents divers,
Soit de bien, soit de mal, j'écris à l'aventure.

Je me plains à mes vers, si j'ai quelque regret ;
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon coeur les plus sûrs secrétaires.

Aussi ne veux-je point tant les peigner et friser,
Et de plus braves noms ne les veux déguiser
Que de papier journaux, ou bien de commentaires.

(Joachim Du Bellay, Les Regrets)

23 juillet 2005

Mode d'emploi

OLIM

Affaire classée, inutile d'aller voir plus loin.


Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connoissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

(René Descartes, Discours de la méthode)

22 juillet 2005

Pétillements

HODIE

Étrange étranger...


La langue tamoule est composée de mots ayant en moyenne six syllabes. Plusieurs en ont quatorze. Moins de quatre syllabes, ce n'est plus un mot, c'est un détritus. La langue anglaise leur paraît en ruine. Qu'est-ce que c'est que toutes ces petites bulles sans objet, appelées préposition, article, etc. ?

(Henri Michaux, Un Barbare en Asie)

21 juillet 2005

Prologue

HODIE

Une mer, une mer d'alexandrins...


Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

(José-Maria de Heredia, Les Trophées)

20 juillet 2005

Chain

OLIM

Érythème phonétique !


Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.

(Joachim du Bellay, Les Regrets)

19 juillet 2005

Deux

HODIE

La première idée fut les enfants du paradis, guerre et paix la seconde.


Rollant est proz e Oliver est sage ;
Ambedui unt merveillus vasselage ;
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n'eschiverunt bataille.
Bon sunt li cunte et lur paroles haltes.
Felun paien par grant irur chevalchent.
Dist Oliver : "Roland, vëez en alques !
Cist nus sunt prés, mais trop nus est loinz Carles.
Vostre olifan, suner vos ne l'deignastes ;
Fust i li reis, n'i oüssum damage.
Guardez amunt ça devers les porz d'Aspre :
Vëeir poëz dolente rereguarde ;
Ki ceste fait, jamais n'en fera altre."
Respunt Rollant : "Ne dites tel ultrage !
Mal seit del coer ki el piz se cuardet !
Nus remeindrum en estal en la place ;
Par nos i ert e li colps e li caples."

(La Chanson de Roland)

18 juillet 2005

Avertissement

OLIM

Recyclage des atomes et parfum des roses : précieuse poussière au creux de mes poumons.


Enfin c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. Son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent, de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tous étonnés. Elle fut jugée dès hier ; ce matin, on lui a lu son arrêt, qui était de faire amende honorable à Notre-Dame et d’avoir la tête coupée, son corps brûlé, les cendres au vent.

On l’a présentée à la question; elle a dit qu’il n’en était pas besoin, et qu’elle dirait tout. En effet, jusqu’à cinq heures du soir elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu’on ne le pensait. Elle a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à bout), ses frères et plusieurs autres ; et toujours l’amour et les confidences mêlés partout. Elle n’a rien dit contre Pennautier.

Après cette confession, on n’a pas laissé de lui donner, dès le matin, la question ordinaire et extraordinaire; elle n’en a pas dit davantage. Elle a demandé à parler à Monsieur le procureur général; elle a été une heure avec lui. On ne sait point encore le sujet de cette conversation.

A six heures on l’a menée, nue en chemise et la corde au cou, à Notre-Dame faire l’amende honorable. Et puis on l’a remise dans le même tombereau, où je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un confesseur auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté ; en vérité, cela m’a fait frémir. Ceux qui ont vu l’exécution disent qu’elle a monté` sur l’échafaud avec bien du courage. Pour moi, j’étais sur le pont Notre-Dame avec la bonne d’Escars; jamais il ne s’est vu tant de monde, ni Paris si ému ni si attentif. Et demandez-moi ce qu’on a vu, car pour moi je n’ai vu qu’une cornette, mais enfin ce jour était consacré à cette tragédie. J’en saurai demain davantage, et cela vous reviendra…

(Madame de Sévigné, Lettres)

17 juillet 2005

Vide sidéral

HODIE

Poésie et Rhétorique, ou vacances ?


Alors, brigand, je vins ; je m'écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l'Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur !

(Victoir Hugo, Les Contemplations)

16 juillet 2005

Chant de guindaille

OLIM

Éthanol et jus d'orange


PHÈDRE
Ariane, ma soeur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

OENONE
Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ?

PHÈDRE
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.

OENONE
Aimez-vous ?

PHÈDRE
De l'amour j'ai toutes les fureurs.

OENONE
Pour qui ?

PHÈDRE
Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J'aime...

OENONE
Qui ?

PHÈDRE
Tu connais ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?

OENONE
Hippolyte ? Grands dieux !

PHÈDRE
C'est toi qui l'as nommé !

OENONE
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô désespoir ! ô crime! ô deplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

(Jean Racine, Phèdre)

15 juillet 2005

Inflexible !

OLIM

L'apprentissage du romantisme au fond d'un Berlin.


Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

(Alphonse de Lamartine, Isolement)

14 juillet 2005

Terreur

OLIM

Le papier à lettres, ça le fait aussi.


Sur un des plus hauts rayons de la bibiothèque, je revois encore une série de tomes cartonnés, à dos de toile noire. Les plats de papier jaspé, bien collés, et la rigidité du cartonnage attestaient l'adresse manuelle de mon père. Mais les titres, manuscrits en lettres gothiques, ne me tentaient point, d'autant que les étiquettes à filets noirs ne révélaient aucun auteur. Je cite de mémoire : Mes campagnes, Les Enseignements de 70, La Géodésie des géodésies, L'Algèbre élégante, Le Maréchal de Mac-Mahon vu par un de ses compagons d'armes, Du village à la Chambre, Chansons de zouave... J'en oublie.
Quand mon père mourut, la bibliothèque devint chambre à coucher, les livres quittèrent leurs rayons.
« Viens donc voir », appela un jour mon frère, l'aîné.
Il transportait lui-même, classait, ouvrait les livres, taciturne, en quête d'une odeur de papier piqué, d'une de ces moisissures embaumées d'où se lève l'enfance révolue, d'un pétale de tulipe sec, encore jaspé comme l'agate arborisée...
« Viens donc voir... »
La douzaine de tomes cartonnés nous remettait son secret, accessible, longtemps dédaigné. Deux cents, trois cents, cent cinquante pages par volume ; beau papier vergé crémeux ou « écolier » épais, rogné avec soin, des centaines et des centaines de pages blanches... Une oeuvre imaginaire, le mirage d'une carrière d'écrivain.

(Colette, Sido)

13 juillet 2005

Bouches

HODIE

Verba volant.


bouches
vous versez l'eau
sans origine

lavées d'elles-mêmes
les choses trouvent un nom

ainsi coule l'ombre
à travers nous
l'ombre claire

tout s'éloigne
dans le savoir

tout s'approche
dans l'oubli

nos lèvres s'empoussièrent d'exil

(Bernard Noël, La Rumeur de l'air)

12 juillet 2005

Dico de plomb

HODIE

Je ne suis pas un dictionnaire, moi.


Oui, voici maintenant le seul usage auquel puisse servir désormais le langage, un moyen de folie, d'élimination de la pensée, de rupture, le dédale des déraisons, et non pas un DICTIONNAIRE où tels cuistres des environs de la Seine canalisent leurs rétrécissements spirituels.

(Antonin Artaud)

11 juillet 2005

Du signifiant

HODIE

Abolition délicieuse...


Le premier mot, c'était « la nuée », le second « la nuée » encore,
le troisième, le quatrième, etc., c'était « la nuée » ou « le ciel » ou « l'air », on ne savait trop.

Mais déjà le septième se déchirait, s'effaçait, ne se distinguait plus du déchirement, de l'effacement d'autres plus bas, d'autres à l'infini, d'autres cendre, d'autres presque une poudre, blanche, qu'on remuait, vainement, dans ce grand sac de toile grossière, ce qui restait du langage.

(Yves Bonnefoy, Rue Traversière)

10 juillet 2005

Joules

HODIE

Et fondement.


Pas un bateau, ce soir.
Pas un train. Les rails claquent des dents.
La neige des adieux n'a pas d'indulgence pour les orphelins.
Pas de retour. Pas d'arrivée.
Ni vie. Ni survie.

Une mort intacte t'est préparée :
la certitude de ce que tu serais devenu
si tu avais osé
te suivre.

(Mimy Kinet, À voix tue)

09 juillet 2005

Croqué

HODIE

La main taille le rêve.


comme si une main venait tendre
l'unique corde sur l'arc du silence
et l'autre allumer l'entraille de la pierre --

comme si une oreille pouvait entendre
le soufflet de forge dont parle Lao tseu
ou les nappes d'eau sous les dalles du temps --

comme si le rêve pouvait résister
à l'acier du soc et du couteau
chaque jour à l'aube aiguisés --

comme si l'oeil pouvait déchiffrer
la dentelle de l'eau, la vapeur qui roule
sur les bords de nos pages désertées --

(Lorand Gaspar, Patmos)

08 juillet 2005

Montaigu

HODIE

Gatte d'or et ermite


Divers signes, les uns réels comme l'autel aux nymphes, les autres (beaucoup plus nombreux) partiellement ou totalement imaginaires, orientaient ici l'esprit vers un certain point de l'espace et du temps, vers la Grèce, vers l'Antiquité ; non pas le moins du monde dans un mouvement d'érudition ou de réflexion abstraite (pas davantage de retour au passé comme à un temps meilleur que le présent, de fuite dans le révolu), ni d'une façon méthodique ou exclusivement rationnelle. La leçon que je devinais cachée dans le monde extérieur ne pouvait être énoncée qu'obscurément, telle qu'elle avait été écoutée : dans l'intérieur de ces lieux était un souffle, ou un murmure, à la fois le plus ancien, le tout ancien, et le plus neuf, le plus frais ; déchirant de fraîcheur, déchirant de vieillesse. Je ne croyais pas, est-il besoin de le dire ? que les nymphes fussent revenues, ni même qu'elle eussent jamais été visibles ; je n'allais pas me mettre à prononcer des prières ou à chanter des hymnes grecs. Simplement, c'était comme si une vérité qui avait parlé plus de deux mille ans auparavant dans des lieux semblables, sous un ciel assez proche, qui s'était exprimée dans des oeuvres que j'avais pu voir ou lire (et dont l'école, par chance, avait su me communiquer le rayonnement), continuait à parler non plus dans des oeuvres, mais dans des sites, dans une lumière sur ces sites, par une étrange continuité (que certains aspects de l'Histoire nous cachent). Encore était-ce trop préciser ; pour être tout à fait exact, je devrais, après avoir évoqué l'image de la Grèce, l'effacer, et ne plus laisser présents que l'Origine, le Fond : puis écarter aussi ces mots ; et enfin revenir à l'herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd'hui dans l'air, et demain aura disparu.

Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes)

07 juillet 2005

Va co ploûre !

HODIE

Quelques lustres et un projet.


Je n'ai plus de terre sous mes pieds. L'un après l'autre, ceux qui disaient mon nom sous les lampes, ceux qui m'ouvraient des portes, ceux qui me souriaient aux terrasses, ont plongé. Je n'ai plus de place nulle part. Et la vie me pousse, me donne de l'épaule, comme si j'avais quelque chance encore de voir une longue poignée de main se dresser comme un barrage...
La vie ne me laisse pas m'arrêter. Elle ne me permet pas de construire des paliers dans ma solitude. Il faut que je descende. Mon destin m'encercle, me cerne déjà, me jette dans la direction qu'il veut, et que j'essaierai de comprendre jusqu'à la fin. Toutes ces fenêtres, et tous les jours l'approche de la nuit... Tous les jours... Chaque jour bat les mêmes cartes, finit par en perdre, en ajoute de nouvelles, qui ressemblent aux autres. Ces descentes et ces remontées, du jour à la nuit, comme des wagonnets dans une carrière, me vident d'un sable nécessaire...

(Léon-Paul Fargue, Haute solitude)

06 juillet 2005

Trésor des trésors !

OLIM

Aliénation, encore...


Un jour que j'errais avec ma mie par la forêt, je m'endormis au pied d'un buisson d'épines, la tête dans son giron ; lors elle se leva bellement et fit un cercle de son voile autour du buisson ; et quand je m'éveillai je me trouvai sur un lit magnifique, dans la plus belle et la plus close chambre qui ait jamais été. « Ha ! dame, lui dis-je, vous m'avez trompé ! Maintenant que deviendrai-je si vous ne restez céans avec moi ? -- Beau doux ami, j'y serai souvent et vous me tiendrez dans vos bras, car vous m'aurez désormais prête à votre plaisir. » Et il n'est guère de jour ni de nuit que je n'aie sa compagnie, en effet. Et je suis plus fol que jamais, car je l'aime plus que ma liberté.

(Jacques Boulenger, Les Romans de la Table Ronde)

05 juillet 2005

Corneilles, pylones et embrayage

OLIM

Les longs trajets du dimanche soir avec un mot-mantra pour seule compagnie.


Le mot presbytère venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d'y faire des ravages.
« C'est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse... » avait dit quelqu'un.
Loin de moi l'idée de demander à l'un de mes parents : « Qu'est-ce que c'est, un presbytère ? » J'avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d'un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe... Enrichie d'un secret et d'un doute, je dormais avec le mot et je l'emportais sur mon mur. « Presbytère ! » Je le jetais par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l'horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles.
Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m'avisai que « presbytère » pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir... Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu'elle soit, ressemble passagèrement à l'idée que s'en font les grandes personnes...
« Maman ! regarde le joli petit presbytère que j'ai trouvé !
-- Le joli petit... quoi ?
-- Le joli petit presb... »
Je me tus, trop tard. il me fallut apprendre.

(Colette, La Maison de Claudine)

04 juillet 2005

Seul avec l'instant

HODIE

Tuer la confiance, en finir.


Et tu finis par ranger le livre, là-haut,
à sa place exacte, ce petit creux d'ombre et d'oubli
comme le coin de terre qui te revient.
Tu reviens toi aussi

à ta place, devant la fenêtre, la table,
ce carré de neige que nul encore n'a forcé
et qui va dans tous les sens comme ta vie
parmi les mots, les morts.

Tu sais bien qu'aucun signe ne guérit de l'absence,
pas plus que le merle en tombant ne renverse
l'axe de la terre, mais tu persistes, ô scribe,
à soudoyer les anges :

un peu d'or dans la boue, dites, que la nuit reste
ouverte.

(Guy Goffette, La Vie promise)

03 juillet 2005

Amour toujours

OLIM

Promesse mal tenue.


Je suis une bonne mère. Je pense à tout ce qui peut leur arriver. Tous les accidents qu'ils risquent, j'y pense d'avance. Et je ne parle pas des dangers qu'ils courront lorsqu'ils seront plus grands. Ou lorsqu'ils sortiront du jardin. Non. Ceux-là, je les garde en réserve. J'ai dit que j'y penserais par la suite. J'ai le temps. J'ai le temps. Il y a déjà tant de catastrophes à imaginer. Tant de catastrophes. Je les aime puisque je pense à ce qui peut leur arriver de pire. Pour le prévoir. Pour le prévenir. Je ne me complais pas dans ces évocations sanglantes. Elles s'imposent à moi. Ceci prouve que je tiens à eux. J'en suis reponsable. Ils dépendent de moi. Ce sont mes enfants. Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour leur éviter les calamités innombrables qui les guettent. Ces anges. Incapables de se défendre, de savoir ce qui est bon pour eux. Je les aime. C'est pour leur bien que je pense à tout cela. Cela ne me fait aucun plaisir. Je frémis à l'idée qu'ils peuvent manger des baies empoisonnées, s'asseoir dans l'herbe humide, recevoir une branche sur la tête, tomber dans le puits, rouler du haut de la falaise, avaler des cailloux, se faire piquer par les fourmis, par les abeilles, par les scarabées, les ronces, les oiseaux, ils peuvent respirer des fleurs, les respirer trop fort, un pétale leur entre par la narine, ils ont le nez obstrué, cela remonte au cerveau, ils meurent, ils sont si petits, ils tombent dans le puits, ils se noient, la branche s'écroule leur leur tête, la carreau casse, le sang, le sang...

(Boris Vian, L'arrache-coeur)

02 juillet 2005

De la malle

HODIE

Copie à revoir.


La langue arabe est une pompe aspirante et foulante, elle contient des h d'aller et retour, que seuls la rogne et le désir de refouler l'adversaire et ses propres tentations ont pu inventer.
Son écriture est une flèche. Tous les alphabets se composent d'une lettre occupant une superficie soit par des traits qui se coupent (chinois), soit des traits enveloppants (l'hébreu, le sanscrit, le mexicain, etc.). L'écriture arabe, elle, n'est qu'un trajet, une ligne faite de lignes. Dans l'écriture ornée, elle va toutes flèches bien droites, que de temps à autre un accent traverse et sabre. Cette écriture, véritable sténographie, est quatre fois plus rapide que l'écriture latine (les Turcs qui viennent de changer d'alphabet l'ont appris à leurs dépens).
Les voyelles ne comptent pas, mais les consonnes seules ; les voyelles sont le fruit et le plaisir mauvais. On ne les note pas, on les escamote et on les prononce toutes à peu près comme des e muets, lettre de cendre qu'on a gardée parce qu'il n'y a pas eu moyen de l'effacer.
Les consonnes donc font tout le travail. Les consonnes, il n'y a rien à dire contre elles, c'est le dépouillement.

(Henri Michaux, Un Barbare en Asie)

01 juillet 2005

Ego

Je veux un MOI

un Moi
acceptable
sortable,

un Moi
crédible
compact
définitif,

un Moi
à ficher à côté de la boîte aux lettres
d'un bon coup sec.

Et passer à autre chose.