27 novembre 2007

Deux catastrophes

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Comme un coq dans la cheminée.



Athanagore termina son repas. Il reprit son marteau archéologique en sortant de la tente ; il tenait à désincrustir son pot turcique. [...]
Le pot, de grande taille, en porcelaine grossière, était peint, au fond, d'un oeil que le calcaire et la silice obstruaient à moitié. À petits coups précis, Athanagore fit sauter les éclats pétrifiés, dégageant l'iris et la pupille. Vu en entier, c'était un assez bel oeil bleu, un peu dur, aux cils plaisamment recourbés. Athanagore regardait plutôt d'un autre côté pour se dérober à l'interrogation insistante qu'impliquait l'expression de ce vis-à-vis céramique. Lorsque le nettoyage fut chose faite, il remplit le pot de sable, pour ne plus voir l'oeil, le retourna sens dessus dessous et le brisa en plusieurs coups de marteau, puis il ramassa les fragments épars. Ainsi, le pot tenait très peu de place et pourrait entrer dans une boîte du modèle standard sans déparer la régularité des collections du maître, qui tira de sa poche le réceptacle en question.

(Boris Vian, L'Automne à Pékin)
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05 novembre 2007

À l'eau tiède

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Rêvant chaque année
aux chrysanthèmes
rêvé par eux
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(Shiki)


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04 novembre 2007

Plus ça va...

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MACOL
Enfin, je te trouve ! Dernier des hommes, méprisable, ignoble, abjecte créature ! Monstrueux gredin ! Boue de l'humanité ! Sordide assassin ! Idiot moral ! Serpent baveux ! Acrochordus ! Vipère à corne ! Immonde crapaud géant ! Excrément d'un galeux !

MACBETT
Tu ne m'impressionnes pas, jeune sot que tu es, crétin qui se veut vengeur ! Débile psychosomatique ! Idiot ridicule ! Nigaud héroïque ! Infatué imbécile ! Andouille incongrue ! Huître, mazette !

MACOL
Je vais te tuer, souillure ! Après je jetterai mon épée impure !

MACBETT
Pauvre jeune con ! Passe ton chemin. J'ai tué ton crétin de père, je voudrais t'éviter la mort. Tu ne peux rien contre moi. Il est dit qu'aucun homme né d'une femme ne peut m'abattre.

(Eugène Ionesco, Macbett)
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03 novembre 2007

Gégé

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85 % d'autosatisfaction



« Pour les glaces (car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible), toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c'était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c'était bien dit et elle continua, en s'arrêtant un instant, quand sa comparaison était réussie, pour rire de son beau rire qui m'était si cruel parce qu'il était si voluptueux : « MonDieu, à l'hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l'air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu'elles désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d'elle-même de s'exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l'équivalent d'une jouissance). Ces pics de glace duRitz ont quelquefois l'air du mont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas qu'elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions, comme pour ces petits arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers ; si bien qu'en en plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole, dans ma chambre, j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. »

(Marcel Proust, La Prisonnière)
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02 novembre 2007

Jeune berceau

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Humumer


[...]
Oui, c'est l'automne incantatoire et permanent
Sans thermomètre, embaumant mers et continents,
Étangs aveugles, lacs ophtalmiques, fontaines
De Léthé, cendres d'air, déserts de porcelaine,
Oasis, solfatares, cratères éteints,

Arctiques sierras, cataractes l'air en zinc,
Hauts-plateaux crayeux, carrières abandonnées,
Nécropoles moins vieilles que leurs graminées,
Et des dolmens par caravanes, — et tout très
Ravi d'avoir fait son temps, de rêver au frais.
[...]

(Jules Laforgue, L'Imitation de N.D. la Lune)
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01 novembre 2007

Un peu du pire

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Ironie dans le coin jaune de l'échiquier.


Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute ;
N'y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit ;
Puis le coeur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.

(René-François Sully Prudhomme, Stances et poèmes)
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