28 juin 2008

Au fond du tonneau

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En quête de lanterne


Qu'il vive !

Ce pays n'est qu'un vœu de l'esprit, un contre sépulcre.

Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.
La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'importe à l'attentif.
Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée.
Bonjour à peine, est inconnu dans mon pays.
On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.
Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays.
Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits.
On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.
Dans mon pays, on remercie.

(René Char, Les Matinaux)
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27 juin 2008

Pour de nouvelles aventures

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Parti le cyprès, restauré l'hexagone...



xxi

La vague roule et s'effondre,
Se reploie et remonte et s'éploie :
— Son culte étreint le monde
D'un océan de joies.

La vague se dresse et s'écroule,
S'assemble et brandit sa clarté:
— Elle donne une âme à la foule
Et la pare de sa beauté.

La vague surgit et nous porte,
Nous qui chantions sous nos treilles,
Assis devant notre porte
À compter nos jours pareils ;

Nous qui chantions en poètes,
L'un pour l'autre, nos mêmes soucis,
Savons-nous si nos âmes sont prêtes
Pour les lendemains que voici ?


xxii

N'importe ? pensée, Alerte !
L'écho de nos pas nous approuve ;
Marchons vers la vaste mer verte
Sur la route qui s'ouvre.

Je t'interpelle dans l'ombre,
Ou me tais pour entendre ta voix
— Le ciel s'est fait bas et sombre
Et pèse comme la voûte des bois

— Alerte, vers ailleurs ! ma pensée ;
Vers demain et sa rive ignorée :
Une chanson de route cadencée
Vibre au loin, comme un vol essoré...

(Francis Vielé-Griffin, La Partenza)
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26 juin 2008

Réchauffement

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Orages impassibles, fleuves indésirés...


Pour expliquer le fleuve avec l'eau autre chose, pas autre chose que l'immense pente irrésistible !
Et pas autre chose pour carte et pour idée que tout de suite ! et cette dévoration sur-le-champ de l'immédiat et du possible !
Pas d'autre programme que l'horizon et la mer prodigieusement là-bas !
Et cette complicité du relief avec le désir et avec le poids !
Pas d'autre violence que la douceur, et patience que continuité, et outil que l'intelligence, et pas d'autre liberté
Que ce rendez-vous en avant de moi sans cesse avec l'ordre et la nécessité !
Et pas ce pied qui succède au pied, mais une masse qui s'accroît et qui s'appesantit et qui marche,
Un continent tout entier avec moi, la terre prise de pensée qui s'ébranle et qui s'est mise en marche !
Sur tous les points de son bassin qui est le monde et par toutes les fibres de son aire
Le fleuve pour le rencontrer a provoqué toutes sortes de sources nécessaires,
Soit le torrent sous les rocs à grand bruit, soit ce fil du haut des monts virginal qui brille à travers l'ombre sainte,
Soit le profond marais odorant d'où une liqueur trouble suinte,
L'idée essentielle à perte de vue enrichie par la contradiction et l'accident
Et l'artère en son cours magistral insoucieuse des fantaisies de l'affluent.
Il fait marcher à l'infini les moulins, et les cités l'une à l'autre par lui se deviennent intéressantes et explicables.
Il traîne avec puissance derrière lui tout un monde illusoire et navigable.
Et la dernière barre, aussi bien que la première et toutes les autres à la suite, il n'y a pas à douter
Que, volonté de toute la terre en marche derrière lui, il n'arrive à la surmonter.
[...]

(Paul Claudel, Pages de prose)
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25 juin 2008

Ligne de départ

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Tourner le dos aux fenêtres


Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’oeil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.

(Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal)
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24 juin 2008

Réserves

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Sous le matelas, plus grand chose




Le jour ne revient pas, dites-vous, mais
seulement sa blessure, le sang
que laisse le soleil quand il s'effondre
au loin

tous les corps oubliés
veulent savoir si quelque chose existe
sous le sol, qui les rassemble, une parcelle
de substance ou rien
que l'ombre, immobile comme
un caillou

peut-être que l'espoir
n'est qu'une entaille dans la chair
une étincelle sans futur
dans la mémoire

ne dites pas, quand vous partez, que c'est
le jour qui meurt.

(Claude Esteban, Anthologie À poèmes ouverts)
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23 juin 2008

J'aime

Soudain la roue s'est débloquée
a progressé d'un cran
confiance, insouciance
les livres se sont ouverts
en ligne directe

les livres
seulement les
pour le moment.

22 juin 2008

Saison des lucioles

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Ça fait deux mois !


La trace de l'escargot
sur un dais de rhubarbe
la loupe de la rosée
au coeur du parasol de la capucine

Sur le bord d'un verre à pied
la marque des lèvres
et la même teinte sur une cigarette abandonnée
d'où s'élève un filet qui tremble

(Michel Butor, À la frontière)
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21 juin 2008

Aux ancêtres inconnus

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De la rivière à l'aven


Parfois je te savais la terre, je buvais
Sur tes lèvres l’angoisse des fontaines
Quand elle sourd des pierres chaudes, et l’été
Dominait haut la pierre heureuse et le buveur.

Parfois je te disais de myrte et nous brûlions
L’arbre de tous tes gestes tout un jour.
C’étaient de grands feux brefs de lumière vestale,
Ainsi je t’inventais parmi tes cheveux clairs.

Tout un grand été nul avait séché nos rêves,
Rouillé nos voix, accru nos corps, défait nos fers.
Parfois le lit tournait comme une barque libre
Qui gagne lentement le plus haut de la mer.

(Yves Bonnefoy, Pierre écrite)
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20 juin 2008

Et eux, hein ?

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Garrulité !




« Le geai gélatineux geignait dans le jasmin »
Voici, mes zinfints
Sans en avoir l'air
Le plus beau vers
De la langue française.

Ai, eu, ai, in
Le geai gélatineux geignait dans le jasmin...

Le poite aurait pu dire
Tout à son aise :
« Le geai volumineux picorait des pois fins »
Eh bien ! non, mes zinfints.
Le poite qui a du génie
Jusque dans son délire
D'une main moite
A écrit :

« C'était l'heure divine où, sous le ciel gamin,
LE GEAI GÉLATINEUX GEIGNAIT DANS LE JASMIN. »

Gé, gé, gé, les gé expirent dans le ji.
Là, le geai est agi
Par le génie du poite
Du poite qui s'identifie
Á l'oiseau sorti de son nid
Sorti de sa ouate.

Quel galop !
Quel train dans le soupir !
Quel élan souterrain !

Quand vous serez grinds
Mes zinfints
Et que vous aurez une petite amie anglaise
Vous pourrez murmurer
À son oreille dénaturée
Ce vers, le plus beau de la langue française
Et qui vient tout droit du gallo-romain :

« Le geai gélatineux geignait dans le jasmin. »

Admirez comme
Voyelles et consonnes sont étroitement liées
Les zunes zappuyant les zuns de leurs zailes.
Admirez aussi, mes zinfints,
Ces gé à vif
Ces gé sans fin
Tous ces gé zingénus qui sonnent comme un glas :
Le geai géla... « Blaise ! Trois heures de retenue.
Motif : Tape le rythme avec son soulier froid
Sur la tête nue de son voisin.
Me copierez cent fois :
Le geai gélatineux geignait dans le jasmin. »

(René de Obaldia, Innocentines)
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19 juin 2008

Pèlerin

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Et si pourtant...


À ceux qui partent pour oublier leur maison
Et le mur familier aux ombres
J'annonce la plaine et les eaux rouillées
Et la grande bible des pierres

Ils ne connaîtront pas
— À part le fer et le jasmin des formes
La Nuit heureuse de transporter les mondes
L'âge dans le repos comme une sève

Pour eux nul chant
Mais la rosée brûlante de la mer
Mais la tristesse éternelle des sources

(Georges Schehadé)
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18 juin 2008

Saint-Jean

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Petit détour matinal au large de Tetons square


Je suis tout à la tristesse de ma vie perdue dans les bois que le vent berce.

Je suis tout à la détresse de ma vie sans but dans l'ombre des bois touffus.

Mon bonheur est d'y frémir, je m'y sens perdu. Tout ajoute à ma tristesse.

Je le dis, j'ai du plaisir dans les bois touffus qu'aucun sentier ne traverse.

(Paul Fort, Ballades françaises)
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17 juin 2008

Voyons voir

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Du bout du doigt, tricoter nos limites


Extrêmement se perdre aux bornes de soi-même
..........Grâce au fil qui nous fut donné
Aboutira peu loin mais c'est le seul extrême
..........Permis par un monde borné.

Si dans sa propre nuit le voyageur s'enfonce
..........Il n'en peut atteindre le bout.
Un sphinx garde la porte et ne donne réponse
..........Autre que ses yeux de hibou.

(Jean Cocteau, Clair-obscur)
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16 juin 2008

Lueur de minuit

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« Il a laissé de l'or dans la poussière de son passage. »


La lune dans la forge est entrée
En son jupon de nard empesé.
L'enfant regarde la regarde.
L'enfant est là qui la regarde.
Et dans les airs commotionnés
La lune aux deux bras écartés
A découvert lubrique et pure
ses deux seins de métal dur.
Lune lune lune va-t-en.
Car si surgissaient les gitans
Avec ton coeur ils forgeraient
Colliers et bagues d'argent.
Laisse l'enfant je veux danser.
Et lorsque viendront les gitans
Sur l'enclume ils te trouveront
Tes petits yeux fermés seront.
Lune lune lune va-t-en
Ce sont leurs chevaux que j'entends.
Laisse l'enfant tu vas froisser
Cette blancheur amidonnée.
Mais au trot le cheval accourt
Bat la plaine comme tambour.
Au fond de la forge est l'enfant
Et ses yeux bleus sont clos à présent.

Du champ d'oliviers émergeant
Cuivre et songe : les gitans.
Tête levée et le port haut
Ils ont les yeux à demi clos.

Comme elle chante la chouette-effraie !
Oh ! Comme elle chante sur la haie !
Au ciel la lune s'élevant
Qui tient d'une main un enfant.

Et dans la forge les gitans
Versent des larmes en criant.
Mais le ciel la couvre et la voile
La ciel l'a couverte d'un voile.

(Federico García Lorca, Romancero gitan)
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15 juin 2008

Mico

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Les mots ont-ils trop chaud ?



On conquiert le monde, on le domine, on l'utilise ; ainsi tranquille et fier, un beau poisson rouge tourne dans ce bocal.


On conquiert le mot, il vous domine, on s'utilise ; ainsi tranquille et fier...


(Paul Nougé, Correspondance n°1)

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14 juin 2008

Nuit instable

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Le haut, pour une fois, et par erreur.




Les inquiétudes
Oublie les inquiétudes
Toutes les gares lézardées obliques sur la route
Tous les fils télégraphiques auxquelles elles pendent
Les poteaux grimaçant qui gesticulent et les étranglent
Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon qu'une main sadique tourmente
Dans les déchirures du ciel les locomotives en folie s'enfuient
Et dans les trous
Les roues vertigineuses les bouches les voies
Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses
Les démons sont déchaînés
Ferrailles
Tout est un faux accord
Le broun-roun-roun des roues
Chocs
Rebondissements
Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd...

(Blaise Cendrars, La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France)

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13 juin 2008

Noël !

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Signe de croissance et flammes de dragon


À peine eus-je commencé d’écrire, je posai ma plume pour jubiler. L’imposture était la même mais j’ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière : c’était la réalisation de l’imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s’introduisaient dans la salle à manger ; ils y demeureraient à jamais captifs, incorporés par les signes ; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d’un bec d’acier.

(Jean-Paul Sartre, Les Mots)



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12 juin 2008

Us glacés

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Un histoire de grignotement turquoise


Demain n'est pas mon verset
Demain n'est pas mon domaine
Je n'y puis avoir accès
Même au bout de ma semaine
L'avenir qu'est-ce que c'est
Je l'ignore et tu le sais

(Louis Aragon, Le Fou d'Elsa)
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11 juin 2008

Cri de victoire

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Quelques rectangles



Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l'air d'avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d'une réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera par ce fait même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son faux absolu, par le détour d'un relatif, à un absolu nouveau, vrai et poétique : parapluie et machine à coudre feront l'amour. Le mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple exemple. La transmutation complète suivie d'un acte pur comme celui d'amour, se produira forcément toutes les fois que les conditions seront rendues favorables par les faits donnés : accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas.

(Max Ernst, Au-delà de la peinture)
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10 juin 2008

Fin février

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Silence et poussière sur l'iris


Parmi les bruyères, pénil des menhirs,
Selon un pourboire, le sourd-muet qui rôde
Autour du trou du champ des os des martyrs
Tâte avec sa lanterne au bout d'une corde.

Sur les flots de carmin le vent souffle cor
La licorne de mer par la lande oscille
L'ombre des spectres d'os, que la lune apporte,
Chasse de leur acier la martre et l'hermine.

Contre le chêne à forme humaine elle a ri,
En mangeant le bruit des hannetons, C'havann,
Et s'ébouriffe, oursin, loin sur un rocher.

Le voyageur marchant sur son sombre écrit,
Sans attendre que le ciel marque minuit
Sous le batail de plumes la pierre sonne.

(Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits)
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09 juin 2008

Inertie

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Mais quel talent !


Psychanalyse littéraire – critique thématique – métaphores obsédantes, etc. Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n'ont de cesse qu'ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure ?

(Julien Gracq, Lettrines)
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08 juin 2008

34

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Sous la lumière froide des châssis gris


Trou de flibustiers, vieux nid
À corsaires ! – dans la tourmente,
Dors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le flot hante...

Ronfle à la mer, ronfle à la brise ;
Ta corne dans la brume grise,
Ton pied marin dans les brisans...
– Dors : tu peux fermer ton œil borgne
Ouvert sur le large, et qui lorgne
Les Anglais, depuis trois cents ans.

– Dors, vieille coque bien ancrée ;
Les margats et les cormorans
Tes grands poètes d'ouragans
Viendront chanter à la marée...

– Dors, vieille fille-à-matelots ;
Plus ne te soûleront ces flots
Qui te faisaient une ceinture
Dorée, aux nuits rouges de vin,
De sang, de feu ! – Dors... Sur ton sein
L'or ne fondra plus en friture.

– Où sont les noms de tes amants...
– La mer et la gloire étaient folles ! –
Noms de lascars ! noms de géants !
Crachés des gueules d'espingoles...

Où battaient-ils, ces pavillons,
Écharpant ton ciel en haillons !...
– Dors au ciel de plomb sur tes dunes...
Dors : plus ne viendront ricocher
Les boulets morts, sur ton clocher
Criblé – comme un prunier – de prunes...

– Dors : sous les noires cheminées,
Écoute rêver tes enfants,
Mousses de quatre-vingt-dix ans,
Épaves des belles années...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il dort ton bon canon de fer,
À plat-ventre aussi dans sa souille,
Grêlé par les lunes d'hyver...
Il dort son lourd sommeil de rouille.
– Va : ronfle au vent, vieux ronfleur,
Tiens toujours ta gueule enragée
Braquée à l'Anglais !... et chargée
De maigre jonc-marin en fleur


(Tristan Corbière, Les Amours jaunes)
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07 juin 2008

Tintements

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Mobiles au vent fantastique


Et leurs visages étaient pâles
Et leurs sanglots s'étaient brisés

Comme la neige aux purs pétales
Ou bien tes mains sur mes baisers
Tombaient les feuilles automnales

(Guillaume Apollinaire, La Tête étoilée)
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06 juin 2008

Bulles et moustache

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Quatre dans un garage


Oui, répliqua Yousouf avec enthousiasme ; les buveurs d’eau ne connaissent que l’apparence grossière et matérielle des choses. L’ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’âme ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit comme un prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clef à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible, et cela dans l’espace d’une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s’y succèdent avec rapidité.

(Gérard de Nerval, Voyage en Orient)
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05 juin 2008

Ôbac

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Au-dessus de la machine à coudre




Il me faut bien, hélas! Commencer par l'oeuvre de M. Bouguereau. M. Gérôme avait rénové déjà le glacial ivoire de Wilhem Miéris, M. Bouguereau a fait pis. De concert avec M. Cabanel, il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n'est même plus de la porcelaine, c'est du léché flasque ; c'est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. La Naissance de Vénus, étalée sur la cimaise d'une salle, est une pauvreté qui n'a pas de nom. La composition est celle de tout le monde. Une femme nue sur une coquille, au centre. Tout autour d'autres femmes s'ébattant dans des poses connues. Les têtes sont banales, ce sont ces sydonies qu'on voit tourner dans la devanture des coiffeurs ; mais ce qui est plus affligeant encore, ce sont les bustes et les jambes. Prenez la Vénus de la tête aux pieds, c'est une baudruche mal gonflée. Ni muscles, ni nerfs, ni sang. Les genoux godent, manquent d'attaches ; c'est par un miracle d'équilibre que cette malheureuse tient debout. Un coup d'épingle dans ce torse et le tout tomberait. La couleur est vile, et vil est le dessin. C'est exécuté comme pour des chromos de boîtes à dragées ; la main a marché seule, faisant l'ondulation du corps machinalement. C'est à hurler de rage quand on songe que ce peintre qui, dans la hiérarchie du médiocre, est maître, est chef d'école, et que cette école, si l'on n'y prend garde, deviendra tout simplement la négation la plus absolue de l'art !

(Joris-Karl Huysmans, L'Art moderne)
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04 juin 2008

Opaque et vibrant

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...


L'écrit, envol tacite d'abstraction, reprend ses droits en face de la chute des sons nus : tous deux, Musique et lui, intimant une préalable disjonction, celle de la parole, certainement par effroi de fournir au bavardage.

(Stéphane Mallarmé, Variations sur un sujet)

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03 juin 2008

Rien sur Philibert

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Et la petite soeur des apôtres ?


Voilà une vie agitée et tordue, comme ces arbres, — le grenadier, par exemple, — noueux, perplexes dans leur croissance, qui donnent des fruits compliqués et savoureux, et dont les orgueilleuses et rouges floraisons ont l’air de raconter l’histoire d’une sève longtemps comprimée. Il y a des gens par milliers qui, en littérature, adorent le style coulant, l’art qui s’épanche à l’abandon, presque à l’étourdie, sans méthode, mais sans fureurs et sans cascades. D’autres, — et généralement ce sont des littérateurs, — ne lisent avec plaisir que ce qui demande à être relu. Ils jouissent presque des douleurs de l’auteur. Car ces ouvrages médités, laborieux, tourmentés, contiennent la saveur toujours vive de la volonté qui les enfanta. Il contiennent la grâce littéraire suprême, qui est l’énergie.

(Charles Baudelaire, L'art romantique)
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02 juin 2008

E S E ?

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Punition sur une marche de schiste


Eschyle, tu nous a fait là une belle invention. Ce n'était pas assez pour toi que ce visage humain si expressif et si divers, barbu, ou dans sa nudité bourgeonnante, pâli par le désespoir, congestionné par la paillardise ou verdi par la terreur, fendu par l'hilarité, boursouflé par les sentences et les pots de vin ? Les pleureuses de ton temps, plus habiles que les singes dans l'art de la grimace tragique, devaient pourtant avoir approfondi tous les secrets de la douleur et savoir comment la poussière ramassée à pleines mains sur les bords des chemins se pétrit bien avec les larmes dans le mortier des joues creusées par le désespoir. Mais à part le prétexte futile d'un porte-voix, tu devais reprocher à la face de l'homme sa fantastique mobilité, plus prompte, plus déconcertante que la mer soudaine. Peut-être, pensas-tu que l'image du plus intense tourment, la crispation suprême des passions ne se maintient pas le temps d'une tragédie et combien t'apparut plus terrible un visage descendu dans l'enfer de son expression, qui ne pourra plus jamais revenir en arrière vers son repos, bloqué dans sa grimace comme dans les glaces d'un navire et qui dans le sommeil même garde l'affreuse torsion de son tourment. Alors la bouche ne se meut plus pour délivrer les plus terribles paroles et les joues s'immobilisent dans l'éternité du drame, car ce sont combien d'hommes cachés qui parlent en choeur derrière ce carton surhumain, cette gueule à jamais estropiée, comme un gymnaste qui pour avoir réussi de trop fabuleux écarts reste difforme pour toujours ?

(Georges Limbour, Le Carnaval et les civilisés)






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11 février 2008

En négatif

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Mauvaise pente


Cet indivdu était seul.
Il marchait comme un fou
il parlait aux pavés
souriait aux fenêtres
pleurait en dedans de lui-même
et sans répondre aux questions
il se heurtait aux gens, semblait ne pas les voir.

Nous l'avons arrêté.

(Jean Tardieu, Histoires obscures)
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09 février 2008

Viager

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C'est le bouquet !



Va jusqu'au bout de tes erreurs, au moins de quelques-unes, de façon à en bien pouvoir observer le type. Sinon, t'arrêtant à mi-chemin, tu iras toujours aveuglément reprenant le même genre d'erreurs, de bout en bout de ta vie, ce que certains appelleront ta « destinée ». L'ennemi qui est ta structure, force-le à se découvrir. Si tu n'as pas pu gauchir ta destinée, tu n'auras été qu'un appartement à louer.


(Henri Michaux, Poteaux d'angle)

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08 février 2008

Une porte un peu trop basse

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Entre deux





Je suis la croix où tu t'endors
Le chemin creux qui pluie implore
Je suis ton ombre lapidée

Je suis ta nuit et ton silence
Oublié dans ma souvenance
Ton rendez-vous contremandé

Le mendiant devant ta porte
Qui se morfond que tu ne sortes
Et peut mourir s'il est tardé

Et je demeure comme meurt
A ton oreille une rumeur
Le miroir de toi défardé

Te prendre à Dieu contre moi même
Étreindre étreindre ce qu'on aime
Tout le reste est jouer aux dés

Suivre ton bras toucher ta bouche
Être toi par où je te touche
Et tout le reste est des idées

(Louis Aragon, Le Fou d'Elsa)
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