30 août 2007

La mallette était brune

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À coup de pourquoi


L’ombre essaie de ressembler
À celui qu’elle accompagne,
Mais c’est toujours à refaire,
Toujours à recommencer.
Métier d’ombre, métier d’ombre,
C’est un vrai métier de chien,
On s’échine, se déchire,
Se fatigue, se détruit.
Métier d’ombre, route d’ombre,
La vie est dure à gagner.

Si contente était mon ombre
De marcher au bord de mer.
Mais quand je plonge dans l’eau
Elle est perdue aussitôt,
Elle se débat et pleure
Comme un enfant égaré.
Reviens, reviens sur le sable,
Me crie mon ombre fidèle,
Reviens vite à mes côtés,
Ne me laisse jamais seule.

Elle est plus faible que moi,
Elle se perd en chemin,
Elle s’accroche aux buissons
Perdant ses flocons de laine,
Et s’écorche les genoux,
Et se noie dans les ruisseaux
Grelottant le soir venu,
Redoutant les nuages gris,
Métier d’ombre, chemin d’ombre,
Mon ombre est bien fatiguée.

(Claude Roy, Poésies)
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29 août 2007

PJ à l'ouest

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Griserie et découvertes




Chaque oiseau a son ramage à part et ses cris propres, la colombe roucoule, le pigeon caracoule, la perdrix cacabe, le corbeau croaille et coasse. On dit du coq coqueliquer, du coq d'Inde glougloter, des poules clocloquer, craqueter, clousser, du poulet pépier ou piauler, des cailles carcailler, du geai cajoler, du rossignol gringoter, du grillon grésillonner, de l'hirondelle gazouiller, du milan huir, du jars jargonner, des grues craquer ou trompetter, du pinson frigoter, babiller, du hibou huer, de la cigale claqueter, des huppes pupuler, des merles siffler, des perroquets et des pies causer, des tourterelles gémir, du paon on dit qu'il a la tête de serpent, la queue d'un ange, la voix du diable ; de l'alouette tirelirer, Adieu Dieu, Dieu Adieu. De façon que les uns crient, les autres chantent ou gémissent, pleurent, caquettent, effrayent et en cent mille façons de ramages ; le moineau dit : pilleri.

(Etienne Binet, Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices — pièce très nécessaire à tous ceux qui font profession d'éloquence)
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28 août 2007

Lève-toi !

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Toujours en lutte
Mais contre quoi ?
Elle-même ne le sait pas.
Quelque chose
Qui fouille l'espace
Et se nourrit
De la lumière.

N'importe où elle marche
C'est son sentier.

(Eugène Guillevic, Elle)
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27 août 2007

Pierre

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Yin sans Yang, vert et blanc


Guitare d'un mardi gras,
Un portrait entre dans la carafe ;
Bâille et tu entendras
La tempête de ton coeur !

La fille de l'ogre t'a donné
Pour seul souvenir un cheveu,
Tu le conserves dans un bonnet
Le temps passe et tu es malheureux.

(Georges Schéhadé, L'Écolier sultan)
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26 août 2007

Saoul ton balcon

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Rock around the stage


La tzigane savait d'avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l'Espérance

L'amour lourd comme un ours privé
Dansa debout quand nous voulûmes
Et l'oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs Ave

On sait très bien que l'on se damne
Mais l'espoir d'aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu'a prédit la tzigane

(Guillaume Apollinaire, Alcools)
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25 août 2007

Olivier

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Rare et précieux, aux mille regards.


Un mot est mort quand il est dit
Disent certains -
Moi je dis qu'il commence à vivre
De ce jour-là

(Emily Dickinson)
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24 août 2007

Antipodes

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C'est la famine !


De la fenêtre présente et invisible
je voyais tous mes amis
se partageant ma vie
en lambeaux
ils rongeaient jusqu’aux os
et ne voulant pas perdre un si beau morceau
se disputaient la carcasse

(Laure, Écrits de Laure)
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23 août 2007

Tournez manège !

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Détournement...


Nous éprouvions toute la force des images. Nous avions perdu le pouvoir de les manier. Nous étions devenus leur domaine, leur monture.

(Louis Aragon, Une vague de rêves)
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22 août 2007

Etc.

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Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse.

(Arthur Rimbaud, Illuminations)
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21 août 2007

Éclairage

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Cette fameuse question d'intentité.


Elle s'allongea sur le lit, s'étira pour atteindre un interrupteur. Les lumières firent jaillir des centaines de signes calligraphiés sur les murs, le plafond.
— C'est moi qui les fabrique. Une petite structure de fer torsadé pour les pieds, la baïonnette et l'ampoule, puis je tends de vieux parchemins tout autour... Quand on allume, c'est magique, la texture du papier et les écritures emberlificotées sont projetées dans l'espace...
— Je croyais que vous étiez étudiante...
Léa Bargane se troubla de manière imperceptible.
— Je le suis toujours. Je prépare un diplôme d'études approfondies sur l'histoire de l'historiographie moderne... Cela me laisse des loisirs.
Le Poulpe ne voulut pas rester en reste et montra sa science.
— C'est vrai qu'on ne peut pas passer ses journées à lire et annoter les Annales de Lucien Lefebvre... C'est clair...
Il se dirigea vers la porte de l'appartement en attendant qu'elle corrige le nom du fondateur des Annales, Lucien Febvre, mais la rectification ne vint pas.

(Didier Daeninckx, Le Poulpe — Éthique en toc)
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20 août 2007

Danseuses de la monnaie

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Deux ans derrière la meule.


Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos
Il m’amuse d’élire avec le seul génie
Une ruine, par mille écumes bénie
Sous l’hyacinthe, au loin, de ses jours triomphaux.

Coure le froid avec ses silences de faux,
Je n’y hululerai pas de vide nénie
Si ce très blanc ébat au ras du sol dénie
À tout site l’honneur du paysage faux.

Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale
Trouve dans leur docte manque une saveur égale :
Qu’un éclate de chair humain et parfumant !

Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdument
À l’autre, au sein brûlé d’une antique Amazone.

(Stéphane Mallarmé)
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19 août 2007

Synecdoque, métaphore

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Un joli petit noeud sur un long passé.







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18 août 2007

Signe dans le ciel

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Comme une feuille de papier.


Ce qui passait là dans le ciel, c'était ce nuage unique, à jamais insaisissable, qui ce jour-là avait lentement survolé le paysage tel un dirigeable sans pesanteur, suivi des yeux par des gens aujourd'hui disparus. Mais la photo avait fait de ce nuage unique tous les nuages à la fois, ces édifices anonymes qui avaient toujours existé, qui étaient là avant l'homme, qui s'étaient fait une place dans les poèmes et les proverbes, ces fugitifs corps célestes que d'ordinaire nous percevons sans les voir, jusqu'au jour où un photographe vient conférer à ce phénomène, le plus éphémère qui soit, une permanence paradoxale, nous contraignant à faire réflexion qu'un monde sans nuages est impensable et que chaque nuage, où et à quelque moment qu'il apparaisse, résume en lui tous les nuages que nous avons jamais vus et que nous verrons jamais.

(Cees Nooteboom, Le Jour des Morts)

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17 août 2007

Pas de fuite

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Chercher la lanterne




Puisque cette « mélancolie », c'est celle, évidemment, de la perspective, dont l'Occident a toujours compris qu'elle le portait à substituer au lieu comme on le vivait jadis, au lieu bruissant, signifiant, sacré, l'espace géométrique, l'extériorité, le néant.

(Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge)
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16 août 2007

Comme un livre ouvert

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Jute et poussière, canards et lumière


Prague est la ville où l'on donne rendez-vous à l'illogique. Deux êtres se retrouvent sur le pont Charles. Ils ne se cherchent pas, ils sont tous deux en train de chercher quelque chose qu'ils ont perdu. Ils ne trouvent pas ce dont ils portent le deuil, mais ils se retrouvent face à face. Ils se disent que ce qu'ils ont perdu est toujours là, seulement ils ne le voient pas, parce qu'ils ont été habitués à voir les choses selon le vieil ordre établi. Ils ont été habitués à voir les oiseaux dans le ciel, les mots dans un livre, des rêves dans la nuit. Un jour, ils se sont aperçus que les oiseaux ont déserté le ciel et que les nuits sont pleines de cauchemars. Ensemble ils vont jeter le poids de leur perte dans le fleuve. Il ne coule pas au fond de l'eau, il flotte. Ils le regardent dériver. Et soudain, leur regard change. Ils ne voient plus des oiseaux dans le ciel, des mots bien alignés dans une page, des rêves pelotonnés dans le sommeil. Ils voient des mots qui filent à tire-d'aile dans la nuit, comme des oiseaux de papier qui se sont arrachés des gluaux de l'évidence et volent au loin, vers l'aube, pour picorer la pomme rouge du soleil.

(Linda Lê, Personne)

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15 août 2007

Got the blues

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Plieras-tu ?!







Pourquoi la physique, par exemple, parle-t-elle de trois couleurs fondamentales ? Nul ne peut nier l'importance du rouge. Mille preuves témoignent de son rôle élémentaire. On pourrait objecter contre le jaune que dans le spectre il est voisin du vert. Mais le vert qui résulte, soi-disant, du mélange du jaune avec une couleur que l'on ne peut nommer, doit être considéré avec circonspection, bien qu'il ait la réputation d'être bon pour les yeux. Inversons les faits ! Une couleur qui a sur l'oeil un effet bienfaisant ne peut être constituée par des composantes dont l'une est l'élément le plus destructeur, le plus hideux, le plus absurde que l'on puisse imaginer. Le vert ne renferme pas de bleu. Disons paisiblement le mot. Ce n'est vraiment qu'un mot, rien de plus, pas autre chose et surtout pas une couleur fondamentale. Il est évident que le spectre cache quelque part un secret, un élément qui nous est inconnu et qui, à côté du jaune, joue son rôle dans la création du vert. Ce devrait être la tâche des physiciens de le découvrir. Ils ont des choses plus importantes à faire. Chaque jour, ils inondent le monde de rayons nouveaux, provenant tous du spectre invisible. Pour les énigmes que pose notre lumière réelle, ils ont trouvé une solution élégante. La troisième couleur fondamentale qui nous manque, que nous connaissons par ses effets et dont nous ignorons la nature est, à ce qu'ils prétendent, le bleu. On prend un mot, on l'associe à une énigme et l'énigme est résolue. Pour que nul ne perce à jour la tromperie, on choisit un mot inconvenant, frappé d'interdit ; on conçoit que les gens éprouvent une grande crainte à soumettre ce mot à un examen microscopique. Il sent mauvais, se disent-ils, et font un grand détour pour éviter tout ce qui se rapproche du bleu. Les hommes sont lâches. Là où il s'agit de prendre une décision, ils aiment mieux délibérer vingt fois, peut-être l'éviteront-ils à force de mensonges. C'est ainsi que l'on a cru jusqu'à nos jours plus fermement à l'existence d'une couleur chimérique que l'on ne croit en Dieu. Il n'y a pas de bleu, le bleu est une invention des physiciens. Si le bleu existait, les cheveux d'un assassin typique seraient de cette couleur. Comment s'appelle le concierge ? S'appelle-t-il le « Chat Bleu » ? bien au contraire : « le Chat Rouge » !

(Elias Canetti, Auto-da-fé)

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14 août 2007

Disque et poudre

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Comme une photo couleur




Le Soleil à long traits ardents
Y donne encore de la grâce
Et tâche à se mirer dedans
Comme on ferait dans une glace
Mais les flots de vert émaillés
Qui semblent des Jaspes taillés
S’entredérobent son visage
Et par de petit tremblements
Font voir au lieu de son image
Mille pointes de diamants

(Tristan L'Hermite, La Mer)
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13 août 2007

Sus !

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Un tambour, pour commencer.



La victoire sur soi-même : elle se passe de vos acclamations. Une action qui dédaigne tous les gestes désordonnés, qui refuse de se perdre dans les orages de la poussière et les remuements de dunes ; une action qui s'en tient à l'essence de nous-même, aux soins de la racine, à la culture profonde de notre vigne, à la santé du cep, voilà, mon fils, l'acte qui compte. Le seul orgueil d'en avoir fini avec toutes les ambitions vaines, et d'être le feu qui fait oraison à la lumière. Se conquérir sans cesse, pour atteindre à la connaissance suprême dans le suprême amour. Et, dans le rien de tout, faire porter à ce néant la fleur d'un sourire qui ne doit pas se flétrir, voilà des conquêtes.

(André Suarès, Voyage du Condottière)
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12 août 2007

Akènes

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La « réalité » est aux doigts de cette femme qui souffle à la première page des dictionnaires.

(André Breton)
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11 août 2007

Au départ d'un anneau d'or

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Caillou plat bondissant sur le bief

L’espoir luit comme un brin de paille

Comme une étincelle d’or sur les neiges d’antan


Comme les voiles au loin descendant vers Harfleur

Jusqu'à l’autre océan où la splendeur éclate.



L’espoir luit comme cette eau courante

Qui baigne les mains silencieuses

Traçant de lentes lignes claires.


(Jean-Michel Maulpoix, Une salve d'avenir)

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10 août 2007

Las...

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Et la nuit.


tout le jour
j'ai lutté.

Frappé les mots, froissé
les mots
dans leurs jointures.

Qu'ils résistent, qu'ils
cèdent,
je reste seul.

Je
recule
jusqu'au silence.

tout le jour,
sans jamais savoir.

Sans
voir plus loin.

(Claude Esteban, Le nom et la demeure)

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09 août 2007

Tanches et hotus

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Où est le pêcheur ?

Aujourd'hui combien d'heures tombent, tombent
dans le puits, dans la nasse, dans le temps :
elles sont lentes mais ne prennent de repos,
elles tombent, se rassemblant
au début comme des poissons,
puis comme des pierres lancées ou des bouteilles.
En bas, les heures
avec les jours s'entendent,
avec les mois,
avec les souvenirs fumeux,
avec des nuits désertes,
des femmes, des habits, des trains et des provinces,
le temps
s'accumule, et chaque heure
se dissout en silence,
s'effrite et choit
dans l'acide aux vestiges,
dans les eaux noires
dans la nuit sens dessus dessous.

(Pablo Neruda, La rose détachée)

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08 août 2007

Coudes aigus

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Barbelés de printemps


Feuilles vives sous l’éclat des feuilles
Vous serrées
Vous cernées de lentes migrations
La faux rapide vous fend
Étrave
Vous éloigne des lieux de ponte
Et de connaissance
Silence soudain qui éclaire la plus haute
Parmi vous

Fougère
Ma veilleuse frugale
Ton repas est boisé d’antennes.

(Thierry Metz, Dolmen suivi de La Demeure phréatique)
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07 août 2007

Trop d'autres

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Toujours sine nomine


Le passé n'a pas d'atomes, avait dit Arno, et tout monument est une falsification, et chaque nom gravé sur un de ces monuments entretient non pas la mémoire de quelqu'un, mais celle de son absence. Le message est toujours le même : on peut se passer de nous, et c'est là le paradoxe des monuments parce qu'ils affirment le contraire. Les noms font barrage à la vérité du réel. Il vaudrait mieux que nous n'en ayons pas.

(Cees Nooteboom, Le Jour des morts)
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06 août 2007

Aiguille

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à chapeau


J'aime le carillon dans tes cités antiques,
Ô vieux pays gardien de tes moeurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s'accouple au Midi !
Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle,
Que l'oeil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques
Son tablier d'argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu'un dard qui tremble dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles et d'yeux,
Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !


(Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres)
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05 août 2007

Rêve d'ascension

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Avec une béquille, ou un vieux soulier de cuir


La Rivière de Cassis roule ignorée
En des vaux étranges :
La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie
Et bonne voix d’anges :
Avec les grands mouvements des sapinaies
Quand plusieurs vents plongent.

Tout roule avec des mystères révoltants
De campagnes d’anciens temps ;
De donjons visités, de parcs importants :
C’est en ces bords qu’on entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
Mais que salubre est le vent !

Que le piéton regarde à ces claires-voies :
Il ira plus courageux.
Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
Chers corbeaux délicieux !
Faites fuir d’ici le paysan matois
Qui trinque d’un moignon vieux.

(Arthur Rimbaud, Derniers vers)
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04 août 2007

Asta

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Écrire, c'est se faire l'écho de ce qui ne peut cesser de parler, — et, à cause de cela, pour en devenir l'écho, je dois d'une certaine manière lui imposer silence.

(Maurice Blanchot, L'Espace littéraire)
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03 août 2007

Oscillations

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Même chemin, sens différents.



Bruxelles : une fois de plus, je suis resté saisi devant l'ampleur d'assise exceptionnelle, la masse orageuse du palais de justice, qui semble établi sur la cité entière comme une pesante nuée architecturale. Depuis le jour où je l'ai découvert, presque enfant, dans une illustration de mon manuel d'histoire Malet et Isaac — sans beauté vraie peut-être, inutilement compliqué dans le détail, mais pourvu de je ne sais quelle pesanteur babylonienne dans la manière qu'il a de s'épauler si souverainement sur sa colline —, je n'ai jamais pu oublier sa silhouette. Nul n'en fait cas : faute de Capitole, les gens du bel air ne sont pas loin de vous souffler que le chef-lieu welche s'est offert là son monument de Victor-Emmanuel. Or dans la combinaison exceptionnelle de l'étagement de la masse et du site, c'est de toutes les bâtisses modernes, le plus imposante que je connaisse en Europe. Je m'imagine parfois qu'un Hitler aurait pu consacrer un pareil orgasme de la pierre de taille à quelque Millénium du Troisième Reich : la petite Belgique a dédié ce sombre orage de pierre à la Justice ; rien de plus déroutant, rien de plus émouvant.

(Julien Gracq, Carnets du grand chemin)

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02 août 2007

L'art d'os

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Une enfant dans la première, une reine dans la dernière.


Cette porte ouverte, il vit enfin clair et fut frappé du désordre qui s'offrit à ses yeux. Il semblait qu'on eût provisoirement entassé ici tout le mobilier tandis qu'on lavait les planchers. Sur une table trônait une chaise cassée, flanquée d'une pendule au balancier arrêté, où l'araignée avait tissé sa toile. Tout près, le flanc appuyé au mur, un buffet contenait des carafons, de l'argenterie ancienne, des porcelaines de Chine. Sur un bureau, dont la mosaïque en nacre s'écaillait par places en découvrant des cases jaunes remplies de colle, s'entassaient une foule d'objets disparates : un monceau de paperasses couvertes d'une fine écriture sous un presse-papiers en marbre verdi surmonté d'un petit oeuf ; un vieux bouquin à tranches rouges relié en veau ; un citron racorni réduit aux proportions d'une noisette ; un bras de fauteuil ; un verre à patte recouvert d'une lettre, contenant un liquide où nageaient trois mouches ; un morceau de cire ; un bout de chiffon ; deux plumes tachées d'encre, desséchées comme un phtisique ; un cure-dent tout jauni, dont le maître du logis se servait peut-être avant l'invasion des Français.

(Nicolas Gogol, Les Âmes mortes)
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01 août 2007

Avant la naissance

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Les vingt champs


Immobiles d'azur, les monts dans le lointain.
D'eux jusqu'à moi la campagne variée,
Verte, jaune, bigarrée, sous la brise
..........Ondoie en vagues indistinctes.
Fragile tel la tige d'un coquelicot,
Le moment me soutient. Je ne veux rien.
Combien pèse le scrupule de la pensée
..........Sur la balance de la vie ?
Comme les champs, et divers, et comme eux,
À moi-même extérieur, je me livre, fils
Ignoré du Chaos et de la Nuit,
..........Au temps des vacances, ma vie.

(Fernando Pessoa, Poèmes païens [de Ricardo Reis])

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