09 décembre 2006

Yaka

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Peut-être une erreur...


— Ça y est, « Tu » a encore fait des siennes...
— Oh, avec « Tu », on peut s'attendre à n'importe quoi...
— En tout cas à une de ces crises de laisser-aller qu'il lui arrive d'avoir de temps à autre...
— Il se débraille, il va jusqu'à se dénuder sans aucune pudeur...
— Vous le voyez maintenant, il a une de ses belles crises... le voilà avec « n'as qu'à »... « Tu n'as qu'à »... Eh bien ce « n'as qu'à » collé à lui le gêne... Alors il n'hésite pas... il se débarrasse de son « u », de son « n »... « T'as qu'à ».
— Vraiment, il faut qu'il n'ait pas honte...
— Honte ? Mais il est enchanté, cette tenue lui convient. Il s'y sent délicieusement à son aise...
— Non, ce n'est pas possible, il ne se rend pas compte... On va lui montrer de quoi il a l'air...
— Vous croyez qu'il va ouvrir ?
— Peut-être bien, il se sent si détendu... Vous voyez, il nous ouvre...
— Il faut en profiter, se dépêcher... ne pas y aller par quatre chemins...
— Écoute, « Tu n'as qu'à »...
— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Oh, « Tu n'as qu'à », ne joue pas les innocents... Qu'as-tu fait de ton « u », de ton « n » ?
— Eh bien oui, ils me gênaient... collés à moi... J'ai voulu me sentir plus à l'aise...
— Plus à l'aise... « u » et « n » te gênaient... voyez-vous ça... Alors tu sais de quoi tu as l'air maintenant ?
— Non, de quoi ?
— Tu as l'air d'un « Taka », tu t'en rends compte ?...
— D'un « Taka », c'est amusant...
— Amusant d'être un « Taka » ? Mais tu ne sens pas combien « Taka » est laid, vulgaire ?
— Non, moi « Taka » ne me choque pas... mais pas du tout... Taka... Taka... Ça a un petit air exotique... Taka... Taka... ce nom, plus je le répète, plus il me plaît...
— Il faut le saisir à bras le corps, le secouer... « Tu n'as qu'à », écoute-nous, au nom du ciel, reviens à toi... « Tu n'as qu'à », regarde ce que tu as fait de toi... Tu n'as plus de « u », plus de « n »...
— À force de te laisser aller... Ah, voilà ce que c'est que d'être « Tu »... Ce n'est pas à « Vous » que ça pourrait arriver...
— Regarde « Vous n'avez qu'à » avec son air si calme, qui s'étale sans hâte, avec dignité...
— Tandis que «Tu »... « Tu »... qui n'as juste que ce «u »... dont il t'est si facile de te débarrasser...
— En le remplaçant par cette « ' », un oripeau... un bout de chiffon qui ajoute encore à ton aspect débraillé... « Tu », il faut dans une situation comme la tienne se surveiller davantage... Ne pas t'acoquiner... laisser « as qu'à » se coller à toi de si près sans rien qui te protège...
— Sans ton « u » ni ton « n »... Crois-nous, tu ne peux pas t'en passer... sans te déclasser.
— Tu sais, il y a des gens — et pas particulièrement délicats — à qui le contact possible de « Taka » donne envie de se reculer... de se protéger... comme s'ils allaient recevoir « un postillon »... ce mot vulgaire ne te choquera pas...
— Il n'y a rien à faire. Malheureusement, ce sont de ces « choses qui arrivent », on ne sait pourquoi, même dans un milieu raffiné tout à coup, des individus prennent plaisir à se déclasser...
— C'est ce que tu fais, « Tu n'as qu'à »...
— C'est navrant...
— Mais il vaut mieux ne pas insister... D'être un « Taka », rien ne peut lui plaire davantage... Vous l'entendez ? « Taka »... « Taka »... et même pour augmenter le plaisir de s'avilir, il fait prendre à « Taka » un air vautré, une allure veule, traînante... « Taa... kaa... »

(Nathalie Sarraute, Ouvrez)
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