25 novembre 2005

L'ongle sur la rose

HODIE

Un apprentissage du rythme et de l'infini.


Lorsqu'il était assis sous la lumière de la lampe à pétrole, parmi les coussins du grand lit, et que la chambre s'emplissait d'une ombre qui le reliait à la grande nuit derrière les vitres - il sentait, sans regarder, que l'espace environnant l'entourait d'une multitude vivante de pulsations, de bruits et de frôlements. Il percevait, sans regarder, toute une conjuration de clins d'oeil en train de s'ourdir parmi les arabesques du papier peint. Elles lui semblaient être tout à coup des oreilles qui écoutaient et des bouches qui souriaient.
Alors il faisait mine de se plonger plus attentivement dans son travail : il comptait, additionnait, recomptait, craignant de trahir cette colère qui montait en lui et essayant de contenir la tentation de se rejeter subitement en arrière, d'attraper à pleines mains une poignées de ces gerbes d'oreilles et de bouches que la nuit avait fait surgir de son sein et qui tiraient sans cesse de nouvelles pousses et de nouveaux plants de son ombilic de ténèbres. Il ne retrouvait son calme qu'à l'heure où, avec la retraite de la nuit, le papier peint s'étiolait, perdait ses feuilles et ses fleurs, laissait apercevoir, à travers ses branches dénudées, l'aurore lointaine.
Alors, parmi le gazouillis d'oiseaux en papier peint, dans l'aube jaune d'hiver, il sombrait pour quelques heures dans un sommeil noir et dense.

(Bruno Schulz, Les Boutiques de cannelle)

Aucun commentaire: