27 novembre 2005

Baignade interdite

HODIE

Qu'en est-il du lancer de cailloux et des ronds dans l'eau ?


Les anciens construisirent Valdrade sur les rives d'un lac avec des maisons aux vérandas entassées les unes sur les autres et des rues hautes dont les parapets à balustres dominent l'eau. De sorte qu'en arrivant le voyageur voit deux villes : l'une qui s'élève au-dessus du lac et l'autre, inversée, qui y est reflétée. Il n'existe ou n'arrive rien dans l'une des Valdrade que l'autre Valdrade ne répète, car la ville fut construite de telle manière qu'en tous ses points elle soit réfléchie par son miroir, et la Valdrade qui est en bas dans l'eau contient non seulement toutes les canelures et tous les reliefs des façades qui se dressent au-dessus du lac mais encore l'intérieur des appartements, avec les plafonds et planchers, la perspective des couloirs, les glaces des armoires.
Les habitants de Valdrade savent que tous leurs actes sont à la fois l'acte lui-même et son image spéculaire, laquelle possède la dignité particulière des images, et interdit à leurs consciences de s'abandonner ne serait-ce qu'un instant au hasard ou à l'oubli. Même quand les amants aux corps nus se tournent peau contre peau cherchant comment se mettre pour prendre l'un de l'autre davantage de plaisir, même quand les assassins plantent leur couteau dans les veines noires du cou, et plus le sang grumeleux coule plus ils enfoncent la lame qui glisse entre le tendons, ce n'est pas tellement leur accouplement ou leur meurtre qui importe que l'accouplement ou le meurtre des images limpides et froides dans le miroir.
Le miroir tantôt grandit la valeur des choses, tantôt la nie. Tout ce qui paraît valoir quelque chose au-dessus du miroir ne résiste pas à la réflexion. Les deux villes jumelles ne sont pas égales, puisque rien de ce qui existe ou arrive à Valdrade n'est symétrique : et qu'à tout visage ou geste répondent dans le miroir un geste ou un visage inversé, point par point. Les deux Valdrade vivent l'une pour l'autre, elles se regardent dans les yeux : mais elles ne s'aiment pas.

(Italo Calvino, Les Villes invisibles)

Aucun commentaire: