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HODIE
Rien de vrai.
Puis j'approchai mon fauteuil de la lampe, je mis une pièce de cinq centimes dans ma bouche pour ne pas m'endormir et j'entrepris de relire mon livre depuis le début. Vers minuit, je trouvai une nouvelle phrase, puis encore deux autres qui ne m'appartenaient pas. Elles aussi je les soulignai de rouge et je décidai de revoir entièrement les dix livres que j'avais écrits.
[...]
Il n'y avait pas de doute : je trouvais de plus en plus souvent dans mes textes des phrases d'autrui, bien imprimées et de telle façon qu'elles ne dérangeaient pas l'aspect graphique de la page. Comme par contagion, elles rongeaient mon texte tel un tissu cancéreux, remplaçant les noms que j'avais employés par d'autres que je ne connaissais pas. Lentement, elles avalaient la matière de mes oeuvres, détruisaient leur sens et instauraient un autre ordre dans le texte. Ce nouvel ordre des choses s'imposait toujours davantage et l'encre rouge envahissait mes livres.
De terribles vents barbares soufflaient à travers ces pages. Un monde bigle me narguait sous mon propre nom, entre les sentiers du regard où pousse le chiendent. Ne parlons pas de la langue ! Quelles phrases couvraient ces pages ! L'inconnu les crachait de sa bouche comme des noyaux de prunes.
(Milorad Pavic, L'Atlas des vents)
Soudain, j'entendis derrière moi, dans la pièce, quelque chose comme un bruissement d'ailes. Et avant que je me retourne, quelque chose de gros et de sombre, d'assez lourd, s'échappa de ma chambre et s'élança vers le ciel. Je m'approchai de la fenêtre, essayant de deviner de quoi il pouvait s'agir lorsque, près de ma tête et frôlant mes cheveux, quelque chose à nouveau s'envola. Puis je vis tout, de mes yeux : sur l'étagère de ma chambre, les livres de ma bibliothèque se redressaient l'un après l'autre et s'envolaient par la fenêtre. Leurs pages battaient dans le vent, comme des ailes, et je fus obligé de reculer pour qu'ils ne me blessent pas de leurs feuilles agitées. Tapant dans les murs et les fenêtres, se cognant aux vitres, se heurtant entre eux, les livres que j'avais écrits autrefois s'envolèrent aussi, désertant l'étagère jaune. Ils prirent vite de la hauteur et les plus rapides d'entre eux (parmi lesquels je reconnus notre Atlas des vents), tel un essaim d'oiseaux migrateurs, se laissèrent porter par le vent très haut dans l'air, de sorte qu'il était difficile de les distinguer des hirondelles et des oies sauvages qui, à cette époque de l'année, traversent le ciel de Belgrade en direction du sud.




