28 octobre 2006

Errance et fragments

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Solutions de continuité, vieux champ de mottes.


Je tirai le livre, le Philoctète de Sophocle, et je lus. Je voulais me fuir moi-même et ne faisais que courir après moi : je lisais ligne à ligne, signe après signe, comme j'avais fait pour ces ruines alentours. Non que mon esprit fût accaparé au point de ne pas comprendre ce qu'il lisait : chaque vers me paraissait clair, intelligible ; mélodieuses et terribles s'élevaient dans les airs les lamentations de l'homme solitaire. Je sentais tout le poids de cette détresse et en même temps la sensibilité et la pureté incomparable du vers de Sophocle. Mais entre tout et moi se glissait de nouveau ce voile verdâtre, le même soupçon me rongeait, et cette révolte de mon être intérieur. Ces dieux, leurs sentences, ces hommes, leurs actes, cela me restait étranger au-delà de toute mesure, fallacieux, vain. Ils semblaient, ces personnages, tandis qu'ils parlaient sous mes yeux, changer de visage. Ils agissent, ils trompent — se trompent-ils eux-mêmes ? Le fils d'Achille croit-il ce qu'il dit ? Tantôt j'avais l'impression qu'Ulysse avait pris son âme candide dans ses ruses, tantôt qu'il consentait à se faire son complice. Que faut-il comprendre quand il se révolte soudain contre lui et promet à Philoctète son retour ? Il n'y a pas de navire pour le ramener. Que se passe-t-il en lui ? Les autres veulent dérober au malade son arc ; mais ils n'ignorent pas que même sans Philoctète la ville ne peut tomber. Savent-ils que ce qu'ils font est vain, vains aussi ces discours astucieux, et ne se l'avouent-ils pas ? Tout cela était singulier au plus haut point, impénétrable. Je ne pouvais continuer ma lecture. Je laissai le livre. Une brise se leva, elle caressa la colline et tourna les pages du livre qui reposait à terre. Il y eut en même temps une odeur de fraises et d'acacias, de blés mûrs, de poussière des routes, de pleine mer. J'éprouvais les sortilèges de cette odeur, dans laquelle le paysage tout entier se résumait ; un paysage qui baignait dans le souffle remonté du fond des siècles, un air où l'or de l'éternité semblait s'être dissous. Mais je ne voulais pas m'y abandonner. Je me penchai, ramassai le livre et m'apprêtai à partir.

(Hugo Von Hofmannsthal, Instants de Grèce)
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