23 septembre 2006

Comme un orvet

HODIE

Dear Gene


Depuis quelque temps, je lui parlais dans sa langue maternelle, que je trouvais d'autant plus émouvante que j'en connaissais moins les mots. Pour elle, elle ne la parlait pour ainsi dire jamais, du moins avec moi, et cependant, si je commençais à ânonner, à lier ensemble des termes maladroits, à former des locutions impossibles, elle les écoutait avec une sorte de gaieté, de jeunesse, et à son tour elle me répondait en français, mais un français différent du sien, plus enfantin, plus bavard, comme si sa parole fût devenue irresponsable, à la suite de la mienne, employant une langue inconnue. Et il est vrai que, moi aussi, je me sentais irresponsable dans cet autre langage, si ignoré de moi ; et ce que je n'aurais jamais dit, ni pensé, ni même tu à partir de mots véritables, ce balbutiement, irréel, d'expressions à peu près invntées, et dont le sens se jouait à mille lieues de ma tête, me l'extorquait, m'invitait à le faire entendre, me donnait, à l'exprimer, une petite ivresse qui n'avait plus conscience de ses limites et allait hardiment au-delà de ce qu'il fallait.

(Maurice Blanchot, L'Arrêt de mort)

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