23 septembre 2005

Piège et délice

HODIE

Entre le mot et la chose, l'abîme est irréductible, envoûtant, et si ténu.


Que les choses telles que nous les distinguons, reconnaissons -- et telles que nous les aimons -- que les phénomènes du monde physique, du monde dit extérieur, soient déjà des mots : voilà ce qui ne fait pour moi aucun doute.
Nous ne les aimons, ne nous extasions devant elles que dans la mesure où nous les re-connaissons. Le mouvement (l'émotion) qui se fait en nous (qu'elles suscitent en nous) et qui nous les fait à la fois re-connaître comme semblables à leur nom et connaître (avec surprise) c.à.d. découvrir comme différentes de leur nom, qui nous fait, par conséquent désirer les nommer mieux se « traduit », en fait, par une attention redoublée à leur nom, qui serait tout simplement à rendre à sa signification première (ou complète), afin de le rapprocher à nouveau de la chose, conçue dans son épaisseur et sa différence véritables : celles qui la caractérisaient quand elle fut nommée pour la première fois, celles qui provoquèrent le besoin, le désir de la nommer.
En somme, les choses sont, déjà, autant mots que choses et, réciproquement, les mots, déjà, sont autant choses que mots. C'est leur copulation, que réalise l'écriture (véritable ou parfaite) : c'est l'orgasme qui en résulte, qui provoque notre jubilation.
Il s'agit bien de les faire rentrer l'un dans l'autre : de n'y voir plus double : que les deux apparences se confondent (exactement) (ce qu'on appelle le registre en termes d'imprimerie).

Francis Ponge, Les Sentiers de la création)

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