28 juillet 2007

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Ainsi que tout le monde peut le constater.


Quelque précaution que nous prenions, nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous ne saurons jamais pourquoi nous avons vécu. Durant toute notre vie, nous ignorons pourquoi nous avons été des individus vivants durant cette brève durée. Lecteurs, nous ne savons même pas pourquoi nous obéissons à cette nécessité de tellement lire et nous ignorons ce qu'elle signifie. Nous ignorons tout des signes que nous adressons à des êtres que nous ne connaissons pas.
Nul n'entend sa voix, qui est un visage. Nul n'entend son accent, qui est un lieu. Nul n'entend l'inflexion de sa voix, qui tend la carte de visite presque japonaise du signe d'appartenance sociale qu'il appelle de ses voeux. Nul n'entend et tous obéissent à ce son, à cet accent, à cette inflexion qui les guident. Nos plaintes démasquent en nous une triste jouissance. Nos protections nous accusent, nos phobies racontent notre vie de façon plus indécente et plus directe que nos rêves eux-mêmes. Nos habits dressent par le menu la liste de nos héros. Nos vices confessent moins le régime de nos plaisirs que l'ombre de nos épouvantes. Notre corps n'est que l'esclave asservi à tous ceux auxquels il s'est identifié, c'est-à-dire aux tyrans familiaux, morts depuis longtemps, qui tyrannisent d'autant plus vivement ce corps qu'ils ont généré qu'ils sont ensevelis, dans le désir où nous sommes de les rapatrier en nous comme en des tombes. Notre apparence tend ses chaînes à la domination errante. Notre regard dit tout et les lunettes noires encore davantage. La maxime de Descartes, larvatus prodeo, est une injonction qui est plus impossible encore que la sincérité elle-même qui nous est impossible à force d'ignorance sur nous-mêmes : avancer un masque, en latin une persona, exhibe dans son élection encore plus de soi que la complexité immedita. Nul ne sait ce qu'il montre quand il cache.

(Pascal Quignard, Rhétorique spéculative)
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