21 avril 2007

Oubli

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Au diable bûche, loir et marmotte !


.....Et Chemin, dans son atelier, continuait à peindre son tableau où il ne mettait que des couleurs claires : alors il s'étonnait de voir qu'elles éclairaient toujours moins.
.....Il continuait à se tenir devant son tableau où toutes les choses étaient belles ; c'était, sur son tableau, comme si elle ne l'étaient plus.
.....Tout était trop beau, à présent. Ce n'était plus comme dans l'ancienne vie. Autrefois, dans cette ancienne vie, on avait un coeur qui était comme le ciel, c'est-à-dire le plus souvent gris, tandis qu'à présent chaque jour le soleil entrait par les vitres, faisant fidèlement briller autour de Chemin les objets taillés dans le beau mélèze rose ou dans le coeur de sapin qui sent bon. Autrefois, on n'était presque jamais content de soi, un jour tous les dix jours tout au plus, une fois toutes les deux semaines. Les dimanches du coeur étaient rares en ce temps-là. Chemin tapotait contre l'établi sa pipe restée à moitié pleine. On n'avait goût à rien, on n'avait même pas goût à son tabac, parce qu'on n'avait pas goût à soi-même. L'oiseau inutilement poussait pour vous son petit cri qu'on aime, l'arbre tourné vers vous agitait inutilement sa branche comme une main. Chemin allait s'asseoir dans un coin, il posait ses coudes sur ses genoux, il laissait aller sa tête en avant. Ainsi était Chemin, dans cette ancienne vie, à cause d'un coeur délicat, un coeur trop délicat pour la dure vie que c'était, un coeur qui se cherchait toujours sans jamais se trouver, tandis qu'à présent... Mais alors, qu'est-ce qu'il se passe ?
.....Pendant que Chemin tenait son pinceau et allait avec son pinceau, qu'est-ce qu'il se passe au fond de lui ? et qu'est-ce que c'était que cette espèce de regret qui s'y levait, comme la bête en bougeant fait monter la vase au fond de la mare ?

(Charles Ferdinand Ramuz, Joie dans le ciel)
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