20 novembre 2006

Chez Jeanne

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Ceci n'est pas un canapé de velours rouge.


Aux cloisons de la salle à manger étaient accrochées des planches d'histoire naturelle en couleurs : des couleuvres sur une haie vive, des touffes de digitales, des hulottes perchées sur un arbre mort, un chasseur d'alouettes devant des miroirs. Resté seul, l'enfant allumait la lanterne sourde et projetait sa lumière sur les gravures, l'une après l'autre. Il possédait encore une vision, une sensibilité intactes capables de tirer un contentement inépuisable de ce qui s'offrait à ses yeux. On entendait vaguement remuer, au-dessus, dans la chambre de l'oncle François, puis tout bruit cessait. Il était minuit, une heure du matin — ou, peut-être, une heure qui n'avait de nom sur aucun cadran du monde.

Aux images dessinées se substituaient les créatures vivantes qu'elles contenaient en germe et qui pouvaient naître grâce à une certaine puissance d'imagination. Cette contemplation le saisissait tout entier, au point de le confondre avec ces oiseaux, avec ce chasseur, désormais réels, dont il s'appropriait l'existence.

Le temps mesuré par la pendule se volatilisait, comme la nuit, comme les murs emprisonnant le rayon de la lanterne sourde. Stéphane croyait passer de l'obscurité d'un bois au jour limpide d'une plaine où tout ce qu'embrassait la vue se trouvait miraculeusement réconcilié avec son être profond. Il devenait le chasseur posté devant les éclairs des miroirs tournants, vers midi, entre des meules et des charrues dételées, il devenait l'oiseau qui planait au loin sur le clocher minuscule signalant un village ; il lui suffisait de se penser en quelqu'un pour qu'aussitôt une sorte de mémoire, toujours disponible, lui en rendît le moi oublié.

(André Hardellet, Le Seuil du jardin)
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