05 octobre 2006

Chat toujours

HODIE

Voir, être vu.


Il fit un rêve étrange. Il se voyait, le corps peint aux couleurs chatoyantes du boa, assis au bord du fleuve pour jouir des effets de la natema.
En face de lui, quelque chose se mouvait dans l'air, dans la végétation, à la surface des eaux tranquilles, au fond même du fleuve. Une chose qui semblait avoir toutes les formes et se nourrir en même temps d'elles. Elle changeait constamment sans laisser aux yeux le temps de s'accoutumer. Elle prenait brusquement l'apparence d'un ara, puis passait à celle d'un silure-perroquet qui sautait la gueule ouverte, avalait la lune et retombait dans l'eau avec la violence d'un gypaète fondant sur un homme. Cette chose n'avait aucune formée définie, précise, mais toujours, quelles que soient les apparences qu'elle prenait, demeuraient les yeux jaunes et brillants.
— C'est ta propre mort qui s'est déguisée pour te surprendre. Si elle l'a fait, c'est parce que l'heure n'est pas encore venue de partir. Chasse-la, ordonnait le sorcier shuar, en massant son corps las avec de la cendre froide.
La forme aux yeux jaunes se déplaçait dans toutes les directions. Elle s'éloignait, absorbée par la ligne verte, diffuse et toujours proche de l'horizon, et les oiseaux se remettaient à tournoyer en chantant leurs messages de bien-être et de plénitude. Et puis elle réapparaissait dans un nuage noir qui descendait avec violence, et une pluie d'yeux jaunes tombaient sur la forêt, s'accrochant aux branches et aux lianes, illuminant la jungle d'un jaune incandescent qui l'entraînait de nouveau dans la frénésie de la peur et de la fièvre. Il voulait crier, mais les rongeurs de la panique lui déchiquetaient la langue à coups de dents. Il voulait manger, mais les minces serpents volants lui ligotaient les jambes. Il voulait retourner à sa cabane, reprendre sa place dans le tableau qui le représentait à côté de Dolores Encarnación del Santísimo Sacramento Estupiñán Otavalo et abandonner ces terres de cruauté, mais les yeux jaunes étaient partout et lui coupaient la route, oui, partout à la fois, et en ce moment même il sentait qu'ils étaient juste au-dessus de la pirogue, celle-ci bougeait, oscillait sous le poids de ce corps qui marchait sur l'épiderme de bois.

(Luis Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d'amour)

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