27 septembre 2006

Aller-retour

HODIE

Le tri reste à faire.


Crab prenait les mots un à un tels que les distribue l'ordre alphabétique — chaque mot était combiné avec le suivant, de toutes les manières possibles et en tenant compte de toutes les déclinaisons possibles, puis combiné avec le mot venant après ; combiné ensuite avec ce dernier et le précédent ; combiné avec un troisième ; avec celui-ci et les deux précédents ; avec le même et le second seulement ; combiné avec un quatrième, et ainsi de suite. Crab notait toutes les combinaisons sur de grandes feuilles de papier — chaque page remplie et numérotée allait grossir la bible qui s'amoncelait sur le tapis. Il fut bientôt obligé d'abattre le plafond, puis de pratiquer une large ouverture dans le toit.
Mais un soir tout fut terminé. Le manuscrit était haut comme une montagne. Crab dut se hisser jusqu'au sommet pour entreprendre enfin la deuxième partie de son travail, délicate celle-ci, moins en raison des risques de chute que de la nature même de l'oeuvre à exécuter, un chef d'oeuvre, le livre final après lequel se taire, et le monde entrerait dans une ère de silence recueilli, car désormais que dire, ajouter quoi, l'homme emploierait le reste de ses jours à lire et relire ces pages en hochant la tête.
Crab disposait là d'une matière fabuleuse puisque tous les livres passés et à venir s'y trouvaient fondus, et non seulement tous les livres, mais tous les quotidiens, lettres, listes, discours, conversations, modes d'emploi de machines encore à inventer, catalogues, rapports, de gendarmerie, actes administratifs y figuraient, sans compter, bien sûr les ouvrages inédits que sa méthode avait naturellement produits, un nombre incalculable de romans, d'épopées, de poèmes en vers libres ou rimés, de biographies vraies ou fausses, de journaux intimes scandaleux, d'évangiles contradictoires, d'encyclopédies, de traités aussi divers que multiples, scientifiques, historiques, économiques, politiques... Crab n'aurait eu qu'à détacher des fragments choisis de sa montagne pour se constituer une oeuvre personnelle imposante, dont personne n'aurait pu lui contester la paternité.
Mais non, son projet était plus ambitieux encore. Il y avait beaucoup mieux à faire. Crab commença donc à raturer des phrases du manuscrit, des passages entiers insensés ou médiocres, ou déjà lus ailleurs, il coupa largement, jeta au feu des morceaux de pages indignes de lui, épargnant ici ou là un mot, une phrase, puis raturant encore, taillant là-dedans aux ciseaux, déchirant des liasses et des liasses de feuilles pour finalement ne conserver que le meilleur du manuscrit original, une centaine de pages nécessaires, extraites éblouissantes de cette somme obscure, compacte, indéchiffrable de considérations banales et de délires enchaînés, absolument, c'est bien ainsi que Crab a écrit son livre — en fait il ne croit pas que l'on puisse procéder autrement.

(Éric Chevillard, La Nébuleuse du crabe)

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