24 mars 2006

Fascination

HODIE

À ceux qui sont sur un grand pendule.


je lui ai dit que je laissais l'écriture à ceux qui chantent la joie de vivre, à ceux qui luttent, rêvent sans cesse à l'extension du domaine de la lutte, à ceux qui fabriquent des cérémonies pour danser la polka, à ceux qui peuvent étonner les dieux, à ceux qui pataugent dans la disgrâce, à ceux qui vont avec assurance vers l'âge d'homme, à ceux qui inventent un rêve utile, à ceux qui chantent le pays sans ombre, à ceux qui vivent en transit dans un coin de la terre, à ceux qui regardent le monde à travers une lucarne, à ceux qui, comme mon défunt père, écoutent du jazz en buvant du vin de palme, à ceux qui savent décrire un été africain, à ceux qui relatent des noces barbares, à ceux qui méditent loin là-bas, au sommet du magique rocher de Tanios, je lui ai dit que je laissais l'écriture à ceux qui rappellent que trop de soleil tue l'amour, à ceux qui prophétisent le sanglot de l'homme blanc, l'Afrique fantôme, l'innocence de l'enfant noir, je lui dit que je laissais l'écriture à ceux qui peuvent bâtir une ville avec des chiens, à ceux qui édifient une maison verte comme celle de l'Imprimeur ou une maison au bord des larmes pour y héberger des personnages humbles, sans domicile fixe, des personnages qui ressentent la compassion des pierres, et donc je lui ai dit que je leur laissais l'écriture, tant pis pour les agités du bocal, les poètes du dimanche après-midi avec leurs vers à deux sous le quatrain, tant pis pour les nostalgiques tirailleurs sénégalais qui tirent à hue et à dia la fibre du militantisme, et ces gars ne veulent pas qu'un Nègre parle des bouleaux, de la pierre, de la poussière, de l'hiver, de la neige, de la rose ou simplement de la beauté pour la beauté, tant pis pour ces épigones intégristes qui poussent comme des champignons, et ils sont nombreux, ceux-là qui embouteillent les autoroutes des lettres, ceux-là qui profanent la pureté des univers, et ce sont ceux-là qui polluent la vraie littérature de nos jours

(Alain Mabanckou, Verre cassé)

Aucun commentaire: