01 septembre 2005

Comment devenir humain

OLIM

Le bien, le mal, la morale, les larmes, l'absolu, et une jeune éponge.


Et il leur parla. Il n'existe pas de mots pour exprimer ce qu'il leur dit, aussi ne s'en servit-il pas. Ce qu'il avait à dire jaillit au fond de son âme dans un grand élan lyrique. Dans ce bref éclair de pensée étaient contenues toutes les pensées qui avaient sommeillé dans son esprit depuis vingt ans, et aussi tous ses livres, toute sa musique, toutes ses craintes, toutes ses joies, tous ses étonnements, toutes ses aspirations. Son message passa d'un cristal à un autre comme une traînée de poudre.
Il y parlait des magnifiques dents blanches de Zena et de sa voix musicale, et du jour où elle avait fait renvoyer Huddy, et de la courbe de sa joue et de la profondeur expressive de ses yeux . Il y parlait du corps de Zena, il énumérait les mille et une raisons qu'avait un être humain de la trouver belle. Il y parlait du chant éloquent de sa guitare d'enfant, de sa tendresse généreuse, du danger qu'elle n'avait pas craint d'affronter pour défendre cette forme de vie qu'un cristal lui avait déniée en la créant. Il décrivait sa nudité sans artifices ; il évoquait les larmes amères qu'elle tentait de dissimuler sous les clairs arpèges de son rire ; il rappelait ses souffrances et sa mort.
Et tout cela contenait une définition implicite de l'humanité. Il s'en dégageait une espèce de morale splendide qui formait la véritable base du principe de concurrence vitale. « Le premier impératif de survie s'exprime en fonction de l'espèce ; le suivant en fonction du groupe ; le dernier en fonction de l'individu. » Tout le bien, tout le mal, toute la morale, tout le progrès dépendent de l'ordre dans lequel on se conforme à ces trois impératifs. Si l'individu survit aux dépens du groupe, il met l'espèce en danger. Si le groupe entend survivre aux dépens de l'espèce il va manifestement au suicide. L'essence du bien et du mal réside là ; c'est de cette source que coule la justice pour l'humanité entière.
Il revint ensuite à Zena, à celle qui s'était volontairement sacrifiée pour l'humanité. Elle avait donné sa vie pour une caste étrangère et l'avait fait en se conformant à la plus haute des morales. Les idées de justice et de pitié n'avaient peut-être qu'une valeur relative, mais rien ne pouvait empêcher que sa mort, survenue alors qu'elle avait gagné le droit de survivre, ne fût, du seul point de vue esthétique, une faute.
Tout cela, malgré la maladresse, l'imprécision de nos pauvres mots humains était implicitement contenu dans l'unique phrase du message que Horty apportait aux cristaux.
Horty attendit.

(Théodore Sturgeon, Cristal qui songe)

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